Retour à Soledad
ou New York, je suis... pardonnez cette qualification vaniteuse, je suis un héros de la guerre, et de ce fait, Viola, portant mon nom, sera respectée comme une Blanche, développa Bob.
– Comme une Blanche ! Vraiment ? N'avez-vous pas fait la guerre et souffert de mutilations pour que, désormais, au Nord, au moins, on respecte les Noirs autant que les Blancs ? demanda Charles.
– Nous nous sommes battus pour la suppression de l'esclavage, pas pour faire des nègres les égaux des Blancs, ce que rend d'ailleurs impossible la genèse des races. Auraient-ils un jour ce droit de suffrage – qu'une délégation d'anciens esclaves, conduite par l'un des leurs, le fameux Frederick Douglass, est d'ailleurs allée, en février 1867, réclamer au président Andrew Johnson –, que cela ne changerait rien à leur condition de nègres ! Abraham Lincoln n'a jamais été favorable à l'égalité politique et sociale des nègres. « Refuser de réduire une femme noire à l'esclavage ne signifie pas vouloir l'épouser », a-t-il souvent répété. Dans plusieurs générations, nous continuerons, au Nord comme au Sud, à tenir les nègres à distance.
– En somme, une égalité limitée à la lettre des lois, persifla Charles.
– On ne comprend pas toujours, en Europe, et même ici, aux Bahamas, la vraie raison de l'ostracisme à l'égard des nègres, que dénoncent vos philosophes. Pour un Américain blanc, tous les Noirs d'aujourd'hui sont d'anciens esclaves, et dans plusieurs générations, même les plus évolués et les mieux éduqués de leurs arrière-petits-enfants resteront, pour nos arrière-petits-enfants, des descendants d'esclaves, affirma Bob.
– En fait, comme ceux d'aujourd'hui, les Américains de demain reprocheront aux nègres non pas d'avoir la peau noire, mais d'avoir été esclaves... des Américains d'hier ! s'exclama Charles, justement indigné.
– Votre propos est caricatural, mais c'est un peu ça. L'esclavage avilit une race à jamais.
– À ce compte-là, vous et moi sommes vils, car l'esclavage, pratique qui remonte à la plus haute Antiquité, a vu des Blancs réduits à la condition d'esclave par d'autres Blancs : Égyptiens, Grecs, Romains, Turcs, Barbaresques, entre autres, releva Desteyrac.
– Dois-je vous rappeler, cher ami français, que vos armateurs nantais ont bâti des fortunes considérables en transportant en Amérique les nègres qu'ils allaient capturer en Afrique ? rétorqua Bob avec malice.
– Pas de quoi être fier ! reconnut Charles.
Le lendemain, fidèle à son amitié pour Bob, malgré leur différence fondamentale d'appréciation quant aux Noirs, il fit atteler et se rendit au village des Arawak.
Barbiche grise bien taillée, franc sourire, regard gracieux, Maoti-Mata accueillit l'ingénieur mains tendues. Le fait qu'il fît approcher, pour s'asseoir, son tabouret de cérémonie, le duho , sorte de selle de bois à dossier incliné, qui reposait sur trois pieds et portait, en guise de pommeau, un visage grimaçant habilement sculpté, indiqua au visiteur que l'entretien serait d'importance.
Après les salutations protocolaires, les considérations d'usage sur la saison et la pêche, les compliments sur la bonne mine de l'un et de l'autre, le cacique fit servir du vin de palme et accepta le cigare offert par Charles. Une fois allumé ce « substitut moderne du calumet de la paix », d'après lord Simon, Maoti-Mata devança la parole de l'ingénieur.
– Je connais, mon fils, le but de votre visite. C'est l'homme aux mains de bois qui vous envoie. Adila m'a déjà rapporté que sa sœur aime depuis longtemps cet Américain, et qu'elle se prépare à devenir son épouse pour le suivre aux États-Unis.
– Je n'ai rien à ajouter, Old Gentleman, dit Charles.
– Croyez-vous qu'il rendra Viola heureuse, cet homme sans mains ? Et qu'ils pourront nous donner de jolis enfants métis ?
– Oserai-je, Old Gentleman, vous faire observer que les mains ne sont pas organes de procréation ? dit Charles, malicieux.
Le cacique gloussa à plusieurs reprises en fermant les yeux, signe, chez lui, de grande hilarité.
– Vous qui connaissez ce garçon, très instruit des choses de la métallurgie et de la mécanique, le croyez-vous digne d'être le mari d'une petite-fille de Maoti-Mata ?
– Je le crois. Il a été fidèle à Viola, sans la voir, pendant plus de
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