Romandie
priées de donner leur avis, tout en
profitant des rafraîchissements offerts aux dames.
Charlotte, catholique, se dit déçue par l’interprétation.
— Nos musiciens et nos choristes n’ont pas su rendre l’ampleur
dramatique, l’émotion grandiose, la piété confiante, presque gaie, parfois, de
ce Stabat Mater. Mais quelle beauté dans l’alternance de l’orchestre, des
soli et des chœurs ! Dommage que les interprètes n’aient pas eu l’occasion
de répéter plus souvent avant de se produire ! dit-elle.
— Ma chère, la seule estrade où se tiennent les
demoiselles a coûté 2 285 francs, la location de la cathédrale et l’hébergement
des confédérés 7 850 francs. Le canton ne pouvait faire plus, dit
Chantenoz.
Élise, protestante que le culte de la Sainte Vierge
exaspérait, condamna l’œuvre elle-même :
— M. Rossini ne fait pas de la musique d’église
mais, comme d’habitude, de l’art lyrique ! D’ailleurs, à Paris et à Vienne,
c’est dans les salles d’opéra que l’on joue cette œuvre. Je conçois mal que ces
harmonies théâtrales et grandiloquentes puissent inciter les catholiques à la
méditation et à la prière, conclut-elle avec un regard du côté de sa belle-mère.
— Et toi, Alexandra, que penses-tu ? demanda Axel
à sa filleule, qui n’eût peut-être pas eu l’audace de donner spontanément son
avis après les aînées.
— J’ai entendu à Genève une bien meilleure interprétation
de la cinquième de Beethoven… et avec moins de musiciens, commença-t-elle. Mais,
en revanche, je trouve magnifique le Stabat Mater. Certains mouvements, comme
le Quando corpus, chanté par le chœur sans accompagnement, vous
transportent. À mon humble avis, il ne faut pas juger cette œuvre du point de
vue religieux. Nous autres, protestants, sommes habitués aux airs mièvres des
hymnes et au récitatif des psaumes. L’essentiel, au temple, est l’invocation, la
prière. La musique n’est que support négligeable. Or, la pompe de l’Église
catholique romaine revêt toujours un aspect théâtral, la musique a sa place en
tant que telle dans cette liturgie. Et M. Rossini s’y complaît. Il y a, dans
ce que nous avons entendu, une puissance harmonique qui évoque le drame de la
mère souffrante et, aussi, des airs pleins de sérénité, où les voix seules s’élèvent
en sons purs. Moi, parrain, je trouve ce morceau très beau. Certains accords m’ont
fait frissonner, acheva la jeune fille.
— Frissonner ! Vraiment, persifla Élise.
L’entracte terminé, le silence obtenu, on écouta, cette fois
avec un respect religieux, l’interprétation par l’orchestre et les chœurs de Lobgesang, symphonie-cantate écrite deux ans plus tôt à Berlin par Félix Mendelssohn
Bartholdy, et dédiée à Frédéric Auguste II, roi de Saxe. L’œuvre célébrait
aussi le quatre centième anniversaire de l’invention de l’imprimerie, événement
capital dans l’histoire de l’humanité, que certains protestants tenaient pour
aussi important que la Réforme.
Le musicien, considéré par les mélomanes d’Europe et d’Amérique
comme le plus grand compositeur vivant, se tenait au premier rang de l’assistance.
Les Vaudois étaient d’autant plus flattés par cette présence que l’artiste et
sa femme rentraient d’Angleterre, où, le 20 juin, le musicien avait joué, devant
la reine Victoria et le prince Albert, ses Romances sans paroles, après
avoir dirigé une exécution publique de sa Symphonie en la mineur. Ce
petit homme, mince et élégant, de trente-trois ans, dont les boucles brunes, toujours
ébouriffées, attiraient le regard des dames, avait même été invité – ce
qui fit se pâmer Charlotte et Flora – à prendre deux fois le thé chez la
reine. On rapportait que cette dernière, accompagnée au piano par son mari, avait
chanté, sans une fausse note, une mélodie italienne signée Mendelssohn, mais
dont le compositeur avoua qu’elle avait été écrite par sa sœur, Fanny !
Les paroles de l’hymne en honneur du roi de Saxe – tirées
des Écritures, traduites en français par le pasteur Louis Roux – et la
sobriété séraphique, teintée de romantisme, de la musique valurent au
compositeur l’approbation générale et des acclamations de la part des auditeurs
protestants. On entendit même, au verset « tout ce qui respire loue le
Seigneur », plusieurs fois clamé par le chœur et répercuté par les voûtes
de
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