Sachso
ses promesses. Il pleut, il fait froid sur les chantiers en plein vent de Falkensee ; il pleut, il fait froid sur les trois kilomètres de route qui les séparent de Staaken.
Le départ a lieu avant six heures, en rangs par cinq, encadrés par les Posten, les sentinelles S. S. armées. Près du passage à niveau, à la sortie de Staaken, les quinze cents affamés salivent en même temps en passant chaque matin devant une boulangerie où de beaux pains sont exposés et d’où s’échappe une odeur délicieuse. À un carrefour, le cortège se sépare : une partie tourne à gauche vers l’usine Demag, l’autre gagne le chantier de construction du camp, une étendue plate, sans abri naturel, battue par le vent du nord. Encore mouillées de la veille, les loques rayées collent aux corps transis. Les doigts sont en sang à force de décharger moellons, briques, parpaings. Sur le terrain détrempé, les galoches dérapent et le transport de matériaux lourds devient dangereux. Certains récupèrent des sacs à ciment vides, en évident le fond et les enfilent sous leurs vestes. Quand les S. S. et surveillants surprennent un de ces délinquants, tous les compagnons faisant équipe avec lui et qui forment une kolonne de travail (chacune étant affectée d’un numéro) doivent ôter leurs vestes et chemises et rester torse nu, sans bouger, durant dix minutes.
La pause de midi n’apporte aucun repos, car les bouteillons de soupe arrivent directement sur le chantier en Roll-Wagen, remorque tirée à bras d’hommes. Sous la pluie qui fouette sa carcasse, Jean Mélai regarde avec envie les bâtiments en construction : « Il ferait si bon si l’on pouvait s’y mettre à l’abri ! Hélas, il nous faut manger dehors, exposés à la bourrasque, en essayant de nous protéger comme nous pouvons. Nous mangeons debout, la tête penchée en avant, recouvrant entièrement notre gamelle pour en écarter la pluie. Cette pluie qui ruisselle sur la tête et les épaules, qui coule sur la nuque et le col de la veste, glisse le long du dos… Notre corps est secoué par de longs frissons. Pour briser le vent, nous nous mettons dos à dos, formant ainsi un groupe compact. Ces repas ne durent en général que quelques minutes. Nous reprenons alors le travail comme des automates, toujours aussi affamés… »
Après douze heures harassantes de terrassement, la route du retour est encore plus pénible, même si c’est à ce moment-là que les détenus rencontrent le plus de monde sur leur route. Comme ses camarades, Jean Mélai s’efforce de tout voir : « Nous croisons souvent un groupe de prisonniers de guerre français. Ils nous adressent toujours quelques mots au passage, tout en ayant l’air de causer entre eux. Nous ne pouvons leur répondre, car nos gardiens nous guettent et nous risquons gros. Nous nous contentons de clins d’œil. Ils ont plaisir à répéter ces paroles qui nous mettent du baume au cœur : “Dans l’cul, dans l’cul, ils l’auront.”
« Nous croisons aussi quelquefois un important groupe de prisonniers de guerre soviétiques. Leur état physique est comparable au nôtre. Souvent, pourtant, ils nous lancent par poignées des pommes de terre cuites à l’eau, à la stupéfaction des S. S., lesquels se ruent sur ceux qui tentent de les ramasser et se vengent ensuite à l’arrivée au kommando. On nous garde sur la place d’appel, on nous bat, on nous humilie, mais nous sommes heureux tout de même du geste de solidarité de ces prisonniers de guerre soviétiques…
« Certains soirs, des enfants, nous voyant passer, nous accompagnent un bout de chemin avec un fusil en bois sous le bras. Ils sont à bonne école et prennent déjà leur rôle au sérieux.
« Une fois, un de ces enfants fixe au bout du canon de son arme un petit couteau bien pointu avec lequel il s’amuse à nous piquer les fesses. Nous sursautons tout en essayant d’éviter les coups de canif. Les Posten s’amusent comme des fous, riant aux éclats, tout fiers de leur graine de S. S…
« En général, les femmes allemandes passent hautaines et indifférentes. Un soir cependant, j’en vois deux s’esclaffer en montrant du doigt un camarade que nous sommes obligés de traîner tellement il a du mal à marcher. Je serre les poings. Puissiez-vous un jour prochain endurer ce qu’endurent nos mères, nos épouses qui ignorent bien sûr dans quel état nous nous trouvons…
« Nous sommes sales, décharnés,
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