Tarik ou la conquête d'Allah
J’estime
cependant que nous n’avons aucune chance de nous emparer de Barcelone et Aizon
ne mérite pas qu’on sacrifie pour lui la vie d’un seul Musulman.
— Et si je t’ordonnais de
prendre la tête de mon armée pour lui porter secours ?
— J’obéirai non sans t’avoir
mis en garde contre les risques que tu prends. C’est mon devoir de loyal sujet
et nul ne peut mettre en doute le dévouement dont je fais preuve à l’égard de
ta famille et de ta personne.
Insensible à ces arguments, Abd
al-Rahman II ordonna au chef berbère de prendre la tête d’une armée qui
attaquerait l’Ifrandja en liaison avec les troupes d’Aizon. L’expédition se
solda par un échec cuisant. Averti des préparatifs par des traîtres, le comte
Bernard, fils du duc Guillen de Toulouse, s’enferma dans Barcelone et veilla à
ce que les entrepôts de la cité contiennent assez de vivres pour soutenir un
long siège. Grâce à ces précautions, il put attendre l’arrivée d’une colonne de
secours dépêchée par Louis le Pieux et écrasa Aizon et ses bandes ainsi que
leurs alliés. Marwan Ibn Amr ne revint pas à Kurtuba. Conscient que l’émir lui
ferait payer cher sa franchise et sa lucidité, il chercha et trouva la mort à
la tête d’un contingent de cavaliers berbères protégeant l’arrière-garde de son
armée. Avec lui disparaissait le dernier héritier de la lignée fondée par Tarik
Ibn Zyad, le conquérant de l’Ishbaniyah. Apprenant son décès, Ibrahim Ibn
Itshak, le chef de la communauté juive de Kurtuba dont la famille était liée à
celle de Marwan Ibn Amr, confia à son fils : « L’on peut appliquer à
ce pays ce que notre sainte Torah dit d’Eretz Israël : eretz okhelet
yoshveïa, « une terre qui dévore ses enfants ». Notre ami, que
son nom soit béni, aimait sincèrement cette contrée et ses habitants, tous ses
habitants, sans distinction de religion. J’ai bien peur que sa disparition ne
soit le prélude à des changements radicaux dont nous aurons à pâtir. »
L’échec de l’expédition contre
l’Ifrandja fit souffler un vent de révolte sur le pays, mettant un terme à la
lune de miel entre l’émir et ses sujets. Les mécontents relevaient la tête et
n’hésitaient pas à braver l’autorité d’Abd al-Rahman II. Ce fut le cas à
Marida, le chef-lieu de la Marche inférieure, où les habitants étaient fatigués
de devoir chaque année contribuer à l’entretien de la saifa contre les
Nazaréens de Djillikiya. L’éclatant succès remporté par le comte Bernard
souleva une vague d’enthousiasme chez les Chrétiens de la ville, convaincus par
des moines fanatiques que la fin des temps était proche et que les Francs
s’apprêtaient à fondre sur l’Ishbaniyah et à délivrer cette région du joug des
Ismaélites. L’un des hommes les plus riches de la cité, Aurelius, issu d’une
vieille famille sénatoriale romaine, envoya, au nom de ses coreligionnaires,
une lettre à Louis le Pieux, le suppliant humblement de venir au secours de ses
frères, « injustement persécutés par le cruel Abd al-Rahman ». Il
confia cette missive à l’une de ses connaissances, Abraham, un marchand juif de
Sarakusta, qui avait obtenu du roi franc l’autorisation de venir s’installer à
Narbonne pour y commercer. Contre une grosse somme d’argent, le Juif accepta de
transmettre la lettre à la cour d’Aix-la-Chapelle et de faire parvenir la
réponse par l’un de ses cousins, Jacob d’Ishbiliya.
Un matin, Aurelius reçut la visite
d’un curieux personnage, apparenté à sa femme, un muwallad nommé Suleïman Ibn
Martin. L’homme avait mauvaise réputation. Il avait fait le désespoir de son
père, un riche propriétaire terrien, en se convertissant à l’islam et en
épousant une jeune Berbère, Leila, sœur de Mahmud Ibn Abd al-Djabbar, un
seigneur local. Il passait pour être l’informateur du wali de Marida, bien
qu’il ne ratât jamais une occasion de le critiquer en public. C’est donc avec
beaucoup de méfiance qu’Aurelius le fit entrer :
— Je suppose que tu as une
bonne raison de vouloir me rencontrer. Tu n’es pas réputé pour aimer frayer
avec ceux de tes parents qui restent obstinément attachés à leur foi.
— Je suis moins suspicieux et
ingrat qu’eux, murmura doucereusement le muwallad. Je sais tenir ma langue
quand il le faut et certains pourraient m’en savoir gré.
— Qu’entends-tu par là ?
— Un Juif a été
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