Thalie et les âmes d'élite
plus jeunes.
— Amélie, Thalie, allez rejoindre les hommes dans le salon. Nous nous marchons sur les pieds.
— C’est vrai, c’est un peu petit ici..., murmura la jeune maîtresse de maison.
— Flavie, c’est plus grand que chez nous, décréta la marchande.
Thalie poussa devant elle sa demi-sœur en murmurant :
— On nous chasse. Autant aller parler politique.
Les deux hommes abordaient alors une autre dimension de la vie publique : les véritables chefs de la province habitaient des évêchés et ne faisaient jamais face à l’électorat.
— Le sermon de monseigneur Langlois était interminable, remarquait Mathieu.
— Après les trente-trois ans de Bégin à la tête du diocèse, le bilan ne pouvait se résumer à quelques phrases, dit Paul Dubuc.
— Nous avons entendu le récit de sa vie depuis sa première communion, rien de moins. Une heure d’éloges, au bas mot. J’en suis sûr, j’ai consulté ma montre.
— Quelle horreur, s’exclama Thalie en s’installant sur le canapé. C’est signe d’un mauvais chrétien de regarder l’heure alors que son pasteur répand la bonne nouvelle.
A son air amusé, la jeune femme ne paraissait pas encline à le condamner sans appel.
— Je me demande bien qui lui succédera, continua-t-elle. Je ne sais pas quel saint invoquer pour que mon oncle Buteau ne se retrouve pas à la basilique. Ses sermons ne seraient certainement pas buvables... sans compter tout le reste.
La jeune fille pensait à la rigueur janséniste de son parent. Déjà, Bégin avait mené une rude lutte contre toutes les expressions de la modernité. Le curé de Saint-Roch serait encore plus acharné dans ce genre de croisade.
— Ne crains rien, le nom de ton oncle ne figure pas dans la liste des candidats potentiels, ricana Dubuc.
— Papa, veux-tu dire que le pape consulte Louis-Alexandre Taschereau et ses députés avant de nommer les évêques ? demanda Amélie avec une pointe d’ironie.
— Dans notre gros village, expliqua le politicien, tout le monde se connaît. La succession du cardinal se discute à l’Assemblée, tout comme celle de Lomer Gouin fut un sujet de conversation au palais épiscopal, il y a quatre ans. Et crois-moi, les commentaires n’étaient pas tous charitables.
Thalie revint à sa préoccupation première :
— Et lequel de nos nombreux « monseigneurs » héritera du trône ?
— Le nom de Paul-Eugène Roy est évoqué le plus souvent, mais le pauvre homme serait bien malade, selon les rumeurs.
Pendant ce temps, à l’heure du repas dominical dans les grandes salles à manger des presbytères ou des réfectoires d’institutions, des porteurs de soutanes violettes devaient se construire des plans de carrière. Tous risquaient d’être déçus ; le nouveau titulaire du poste pouvait venir de n’importe quel diocèse du Canada.
— Flavie doit être morte d’inquiétude à la cuisine, remarqua Mathieu, changeant abruptement de sujet.
— On dirait qu’elle reçoit le prince de Galles, murmura Amélie.
Paul Dubuc se déplaça sur sa chaise, mal à l’aise d’incarner ainsi la royauté. Sa présence seule embarrassait la jeune femme. Les autres membres de la maisonnée ne l’angoissaient guère.
— Pourtant, personne ne saurait la prendre en défaut, dit Thalie. Après avoir passé cinq ans dans l’intimité de tante Elisabeth, aucune bourgeoise ne maîtrise mieux les usages et les convenances qu’elle.
En effet, par le maintien, le langage et les sujets de conversation, Flavie était devenue une hôtesse accomplie. Seuls ses
talents
de
cuisinière
demeuraient
inférieurs
aux attentes. Elle se promettait de combler très vite cette lacune.
Bientôt, la maîtresse de la maison se présenta dans l’embrasure de la porte :
— Si vous voulez passer à la salle à manger, le repas est servi.
Paul Dubuc lui offrit son sourire le plus engageant, et pour la rassurer, parcourut avec elle le petit bout de couloir jusqu’à la grande pièce. Pour asseoir tout le monde, les hôtes avaient dû acheter deux chaises supplémentaires chez un marchand de meubles usagés. Des fleurs fraîches au centre de la table, un présent de Thalie, enjolivaient le décor.
— Vous êtes très bien installés, commenta Marie en servant le potage.
Son initiative ajoutait un peu au malaise de Flavie. Pour la rassurer, Marie lui caressa l’épaule de la main.
— C’est vrai, si on ferme les yeux sur les chambres toujours vides, dit
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