Théodoric le Grand
venait de sortir de son évanouissement, mais
que, sujet au délire, il ne tenait que des propos incohérents.
— Entre mes jambes… regardez entre mes jambes, c’est
tout ce qu’il est capable de dire. Comme si je n’avais que cela à faire !
Je compris immédiatement ce qu’il tentait de faire
comprendre, mais ce ne fut pas le cas de Mère Amour. Celle-ci se contenta de
faire retentir son rire cuivré et répondit :
— Son svans lui manque, hein ? Il vaut
mieux le tenir attaché, Ghashang. Ce qui n’empêche pas de le nourrir un peu,
histoire de l’aider à récupérer.
Avec ma louche j’étalai donc un peu de Roshan sur une
feuille de platane à son intention, et j’en fis autant sur toutes celles des
femmes qui défilaient devant moi. En cette soirée de cérémonie, les membres de
la tribu étaient toutes là, aucune d’elles n’ayant été postée en sentinelle.
J’aurais pensé que l’imposante carcasse de Roshan suffirait amplement à
sustenter pour deux soirs une vingtaine de femmes et une dizaine d’enfants,
mais je me trompais. Elles se gorgèrent comme des louves de leurs premières
portions, et en redemandèrent aussitôt. Je vidai jusqu’à la dernière marmite,
et leur donnai ensuite à ronger les os dénudés par la cuisson. Je terminai en
raclant dans le fond jusqu’à la dernière louche de la graisse jaunâtre qui
s’était figée en gelée. Occupées à s’empiffrer de la sorte, à aucun moment
elles ne remarquèrent que je ne participais pas à leurs agapes.
Une fois la dernière bouchée avalée, elles s’assirent en
rotant, et entreprirent de me complimenter pour mes talents culinaires.
Là-dessus, Mère Amour m’ordonna d’éparpiller sur les braises la ration nocturne
de hanaf, et d’en prévoir suffisamment pour les sentinelles qui étaient
avec nous. Ayant encore un peu de buglosse et de jacobée en réserve, je pris
soin d’en mélanger une dose supplémentaire aux feuilles de hanaf afin
qu’elles en absorbent une quantité suffisante. Je m’assis ensuite en retrait
dans la pénombre, et n’eus pas à attendre longtemps.
Dès la première bouffée, les femmes et les fillettes qui
avaient inhalé la fumée les premières, tombèrent endormies et se mirent à
ronfler. Celles qui, les soirs précédents, avaient chanté d’une voix rauque ou dansé
d’un pas gauche, recommencèrent avec une frénésie accrue, et se mirent à aboyer
et à bondir sur place avec le même déchaînement dont avaient jadis fait preuve
les Bacchantes. Quant à celles qui, jusqu’à ce jour, s’étaient simplement
assises pour échanger des propos sans queue ni tête, elles élevèrent
progressivement la voix et hurlèrent bientôt à pleins poumons. Leurs
conversations se muèrent assez vite en ardentes querelles, la bave au coin des
lèvres, et tout cela dégénéra en combats furieux, avec force horions échangés,
véritables mêlées au corps à corps, cheveux férocement arrachés et violents
coups de dents. Mère Amour, après avoir tenté dans un premier temps de calmer
ces excitées par d’indulgentes réprimandes, se trouva bientôt impliquée à son tour
dans un combat à cinq, hurlant, boxant et cherchant à arracher les yeux comme
la plus farouche des lutteuses. De temps à autre, l’une des femmes tombait
assommée, et s’endormait sur place en ronflant sans chercher à se relever.
D’autres, lasses de chanter ou de se battre, finissaient tout simplement par
s’éloigner du centre de la clairière pour aller s’allonger à leur tour et
sombrer…
Il était certain que toutes sommeilleraient bientôt de la
sorte, mais je ne perdis pas de temps. Personne ne faisait plus attention à
moi. Et si les plantes utilisées tenaient leurs promesses, les Walis-karja en auraient non seulement pour toute la journée du lendemain, mais sans doute
pour plusieurs jours encore avant de s’en remettre. De plus, aucune sentinelle
n’était à son poste pour m’arrêter ou déclencher l’alerte si je m’évadais. J’en
profitai donc pour me changer tranquillement, laissant mes habits de Veleda
pour endosser mes vêtements de Thorn cachés dans un endroit sûr. Je me
félicitai aussitôt de ce changement de tenue, les nuits étant devenues un peu
fraîches pour chevaucher la poitrine dénudée. Je rangeai avec soin les affaires
et roulai le tout en ballots, avant d’aller libérer Velox de ses congénères
attachés et de le seller, sans oublier de prendre avec moi
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