Toulouse-Lautrec en rit encore
maître. À quatorze ans, Henri va devenir infirme après deux chutes bénignes auxquelles ses jambes fragiles ne résisteront pas. »
Et Édouard Julien de citer le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec qui témoigna à plusieurs reprises du drame qui mit définitivement à mal la lignée des Toulouse-Lautrec :
« En mai 1878, pendant que toute la famille est réunie dans le salon de l’hôtel du Bosc à Albi, alors que, par ironie du sort, le médecin de la famille est là pour une grand-mère malade, Henri, en se levant d’une chaise basse, glisse sur le parquet et se casse la jambe droite. La seconde fracture est due à une chute pas beaucoup plus forte, alors qu’il se promenait avec sa mère, tout proche de Barèges, dans les Pyrénées, il roule dans le lit d’une ravine sèche, pas plus profonde qu’un mètre cinquante. »
L’historien tarnais raconte ensuite comment nombre de médecins, de professeurs éminents se penchèrent sur ce corps estropié afin de consolider ses membres rompus par deux mauvais coups du sort.
« Mais jamais les os du jeune Henri ne se ressouderont normalement. Ses jambes raccourcies et grêles supporteront avec peine une grosse tête sur un buste normal. Pour assurer sa marche claudicante, il devra s’aider d’une canne. Pénible portrait du dernier descendant des comtes de Toulouse privé de tout ce qui semblait devoir faire la joie de sa vie. »
Théo se souvenait avoir lu différentes thèses quant aux anomalies physiques dont était affecté Lautrec. D’aucuns évoquèrent un nanisme achondroplasique en raison de l’atrophie de ses membres inférieurs, certains avancèrent plus banalement un cas d’ostéoporose caractérisé ou un dérèglement de la glande thyroïde. Fut émise également l’hypothèse de la coxalgie (tuberculose osseuse du col du fémur), néanmoins les différents diagnostics plus ou moins formulés aboutissaient tous à cette conclusion implacable : le petit Henri était atteint d’un mal difficilement identifiable qui avait pour conséquence l’extrême fragilité de son système osseux. C’est dans les gènes qu’il convenait d’aller chercher ce terrible handicap. Et les esprits les plus malveillants d’évoquer les nombreux mariages consanguins au sein de la même famille. Aussi loin qu’il se souvenait, Lautrec avait toujours souffert de ses jambes. Les chutes à répétition étaient-elles la conséquence d’un mal congénital ou bien à l’origine du préjudice physique qui fit de lui un nain parmi les géants de la peinture ?
Trélissac en était là de ses réflexions quand des pas résonnèrent dans la vaste salle près de laquelle il s’était dissimulé. Fallait-il que le cuir des chaussures du fantôme soit neuf pour qu’elles couinent de la sorte ! Ces pas bruyants étaient précédés d’un faisceau lumineux qui balayait toiles, affiches et dessins accrochés aux murs.
Aux aguets, Théo retint son souffle quand le halo de lumière s’attarda longuement sur le pan où les trois Lautrec avaient été dérobés. Le cône de la torche électrique détailla chacun des trois dessins qui s’étaient substitués aux toiles subtilisées. L’assistant de Cantarel crut reconnaître la silhouette féline de Dorval, d’autant que l’intéressé avait volontairement renoncé à sa casquette de service. Sa tête de boxeur et sa boule à zéro suspendue à deux oreilles protubérantes étaient facilement identifiables. Le doute n’avait guère de place.
À présent, le gardien qui venait vraisemblablement de prendre son service se penchait sur les œuvres nouvelles avec la curiosité d’un amateur éclairé. Il se servait de sa torche comme d’un scalpel, détaillant les traits de plume ou de crayon de Lautrec quand il n’était encore qu’un adolescent. On y voyait des croquis, extraits de ses Cahiers de zigzags , représentant son père en train de conduire son mail-coach ou encore des aquarelles esquissées quand Toulouse-Lautrec fréquentait assidûment la promenade des Anglais, à Nice, avec sa « très chère maman ».
À pas de loup, Théo s’échappa de sa cachette. Derrière son profil s’étirait une ombre à peine visible, longiligne et furtive. Quand il fut à un mètre du gardien, absorbé à caresser du faisceau de sa lampe un dessin où Lautrec était représenté à cheval entouré de son père, le comte Alphonse, et d’un ami de la famille, un homme barbu affublé d’un chapeau melon,
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