Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
détenus morts dans les autres sections du camp. Chaque soir, un camion apportait les cadavres en provenance de l’hôpital d’Auschwitz. Il s’agissait en majeure partie des corps des « musulmans ». On appelait ainsi les détenus qui étaient parvenus à un état extrême de délabrement physique. Ils n’avaient que la peau sur les os, leurs muscles avaient complètement fondu. Leur peau mince et parcheminée était souvent transpercée par les pointes des os de leur squelette, occasionnant sur tout le corps des inflammations et des plaies purulentes.
Ces détenus étaient morts d’épuisement ou à la suite d’« injections de phénol ». Il y avait également les victimes d’expériences pseudo-médicales. Les détenus qui devaient convoyer les cadavres depuis l’hôpital jusqu’à la cour du crématoire portaient des tenues blanches. Ils arrivaient généralement par groupes de six ou de sept. Au moment du déchargement, deux d’entre nous montaient sur le camion et jetaient les corps qui touchaient le sol avec un claquement mat. Les autres traînaient les corps jusqu’au crématoire, alternativement sur la droite et sur la gauche et le pavé était arrosé sans arrêt afin de faciliter leur glissement.
Le spectacle était souvent difficile à supporter. Il y avait des corps déchiquetés ou disséqués et de nombreux cadavres de jeunes hommes ou de jeunes femmes portaient des traces de brûlures aux testicules ou au bas-ventre, parfois des abcès au ventre ou aux cuisses. D’autres avaient une teinte violacée ou des visages lie-de-vin, les mâchoires contractées.
De temps en temps, des médecins S.S. se rendaient au crématoire, en particulier les officiers supérieurs Kitt et Weber. Ces jours-là, on se serait cru dans un abattoir. Avant les exécutions, ces deux médecins palpaient les cuisses et les parties génitales des hommes et des femmes encore en vie, comme font les marchands de bestiaux pour sélectionner les meilleurs spécimens. Après l’exécution, les victimes étaient étendues sur une table. Les médecins disséquaient alors les corps, prélevant des organes qu’ils jetaient dans un récipient. Nous sûmes plus tard que ces prélèvements étaient envoyés à l’Institut d’hygiène Rajsko où on les utilisait pour des recherches.
Le fonctionnement prolongé des installations d’incinération et, en particulier, l’exploitation intensive des fours, qui n’avaient manifestement pas été envisagés lors de la construction du crématoire, eurent pour conséquence l’effritement des revêtements intérieurs de brique réfractaire. La cheminée risquait de s’effondrer. Au cours de l’été de 1942, on construisit une nouvelle cheminée de section carrée, et on adjoignit aux fours un double revêtement réfractaire.
On n’interrompit pas pour autant l’exploitation du crématoire pendant les travaux. Une équipe d’une trentaine d’hommes, composée principalement de détenus juifs, fut affectée à cette transformation. L’un de ceux-ci, originaire de Slovaquie, m’apprit que mon père avait été transféré à Auschwitz dans un convoi en provenance de Lublin. Je me mis aussitôt fébrilement à sa recherche. Lorsque j’eus repéré le bloc où il devait se trouver, je réussis à convaincre le chef du commando des maçons à admettre mon père dans son équipe. Un matin, alors que je transportais des scories en provenance du crématoire, je le retrouvai dans la petite baraque en bois du chef du commando, près de la cheminée en cours de construction. Il ignorait mon affectation au commando du crématoire. Rempli de joie en me revoyant, il m’embrassa, me caressa les joues et me dit d’une voix tremblante d’émotion : « Mon cher grand, j’ai essayé chaque jour d’obtenir de tes nouvelles. Je t’ai cherché parmi les musiciens de l’orchestre du camp. Je savais que je finirais par te retrouver. » Il se tourna ensuite vers un détenu qui se tenait à ses côtés, en ajoutant avec satisfaction et fierté : « Quelle chance pour lui, sans quoi Dieu sait ce qui aurait pu lui arriver ! » Je n’eus pas le courage de rester plus longtemps. Que fallait-il lui dire, il était si confiant ? Que pouvais-je dire à cet homme qui, écœuré des intrigues de la garde fasciste slovaque de Hlinka, s’était librement offert pour partir travailler dans l’Est en février 1942 ? Comme on nous l’avait fait croire, il pensait pouvoir ainsi
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