Un long chemin vers la liberte
rendaient la police extrêmement nerveuse. On nous a laissés là pendant plus d ’ une demi-heure en espérant que la foule se disperserait. Puis on nous a conduits à l ’ arrière du bâtiment et nous sommes montés dans un fourgon noir. Nous entendions les motos de l ’ escorte, dont les moteurs s ’ emballaient à côté. Pour éviter la foule, le fourgon a pris un autre itinéraire mais nous entendions quand même les cris « Amandla » et les rythmes lents et beaux de Nkosi sikelel ’ iAfrika. Nous avons tendu le poing à travers les barreaux de la fenêtre en espérant que la foule nous verrait mais sans en être sûrs.
Maintenant, nous étions tous des condamnés. On nous a séparés de Dennis Goldberg parce qu’il était blanc et on l’a emmené dans un autre bâtiment. Nous, on nous a enfermés dans une seule cellule à Pretoria Local, loin des autres prisonniers. Au lieu de cris et de chants, nous n’entendions plus que le claquement des portes et des grilles.
Cette nuit-là, allongé sur le sol de ma cellule, j ’ ai passé en revue les raisons de la décision de De Wet. Les manifestations dans toute l ’ Afrique du Sud et les pressions internationales avaient sans aucun doute pesé dans son esprit. Les syndicats du monde entier avaient protesté contre le procès. Les syndicats de dockers avaient menacé de ne plus charger les marchandises pour l ’ Afrique du Sud. Le Premier ministre russe, Léonide Brejnev, avait écrit au Dr. Verwoerd pour lui demander son indulgence. Des membres du Congrès des Etats-Unis avaient élevé une protestation. Cinquante membres du Parlement britannique avaient organisé une marche dans Londres. On disait qu ’ Alex Douglas-Home, le ministre des Affaires étrangères britannique, travaillait en coulisses pour nous aider. Adlai Stevenson, le représentant des USA aux Nations unies, écrivit une lettre disant que son gouvernement ferait tout pour empêcher une condamnation à mort. Je pensais qu ’ après avoir accepté le fait que nous n ’ avions pas encore commencé la guerre de guérilla et que l ’ ANC et MK étaient des entités séparées, il aurait été difficile pour De Wet de nous condamner à mort ; cela aurait semblé excessif.
Verwoerd déclara devant le Parlement que les protestations et les télégrammes reçus du monde entier n’avaient en rien influencé le jugement. Il se vanta d’avoir jeté au panier les télégrammes venant des pays socialistes.
Vers la fin du procès, le juge De Wet avait dit en passant à Bram Fischer que la défense avait déclenché une immense propagande dans le monde entier. C’était peut-être sa façon de reconnaître les pressions. Il savait que si nous étions exécutés, l’immense majorité du peuple le considérerait comme un tueur.
Pourtant, la pression des siens était encore plus grande. C ’ était un Afrikaner blanc, un produit de la culture et du système sud-africains. Il n ’ avait aucune envie d ’ aller contre l ’ ensemble de croyances qui l ’ avait formé. Il avait succombé à ces pressions en nous condamnant à la prison à vie et il leur avait résisté en ne nous condamnant pas à mort.
J ’ étais surpris et mécontent des sentences que De Wet avait infligées à Kathrada, Motsoaledi et Mlangeni. Je m ’ attendais à ce qu ’ il acquitte Kathy et donne des peines légères à Elias et à Andrew. Ces deux derniers étaient des membres relativement récents de MK, et les infractions combinées des trois ne pouvaient pas se comparer à celles des autres. Mais en ne faisant pas appel, nous avions sans aucun doute pénalisé Kathy, Andrew et Elias : une cour d ’ appel aurait pu alléger leur condamnation.
Chaque soir, à Pretoria Local, avant l ’ extinction des feux, la prison résonnait des chants de liberté que chantaient les détenus. Nous participions nous aussi à ce chœur immense. Mais, chaque soir, quelques secondes avant que les lumières ne s ’ éteignent, comme pour obéir à un ordre muet, le bourdonnement des voix s ’ arrêtait, et toute la prison retombait dans le silence. Alors d ’ une dizaine d ’ endroits des hommes criaient « Amandla ! ». Des centaines d ’ autres voix leur répondaient « Ngawethu ! ». Souvent nous lancions le premier cri nous-mêmes, mais ce soir-là, d ’ autres prisonniers anonymes prirent l ’ initiative et les voix dans toute la prison semblèrent particulièrement fortes, comme si elles
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