Victoria
Majesté.
En juin, aux courses d’Ascot, où l’année précédente elle était conspuée avec Melbourne, le public acclame la reine avec le prince. La noble bravoure dont elle a fait preuve, l’espoir qu’elle donne bientôt naissance à un héritier du trône, semblent avoir effacé tout à fait le souvenir de l’affaire Flora Hastings et de la crise de la chambre à coucher.
Lorsque Victoria et Albert se rendent à l’Opéra, dès qu’ils entrent dans leur loge le public les ovationne, debout, agitant chapeaux et mouchoirs, et entonne le God Save the Queen .
Les époux royaux donnent libre cours à leur passion pour l’art lyrique. À plusieurs reprises, ils assistent à une représentation de La Flûte enchantée de Mozart. Ils participent à des concerts amateurs, où l’on donne des extraits des œuvres à la mode, avec Luigi Lablache, Battista Rubini, Michael Costa et d’autres artistes. Allant jusqu’à se produire eux-mêmes, ils chantent en duo le « Non funestar, crudele » de l’opéra bouffe de Luigi Ricci, Il disertore per amore .
Leur présence régulière suscite l’engouement du public. C’est l’occasion de voir la reine Victoria et le prince Albert. Tant de badauds les fixent, bouche bée, qu’ils renoncent aux bains de foule de la salle et préfèrent l’intimité relative d’une loge.
Dans l’ensemble, la grossesse de la reine ne se passe pas mal, mis à part que cela l’ennuie et l’exaspère. Ni souffrante ni fatiguée, elle sort très quotidiennement prendre l’air. Elle peste que son état la réduise de plus en plus à l’inactivité, accentuant sa tendance naturelle à l’embonpoint. Pour ménager ses nerfs, elle évite de lire des romans. Les textes du jour dans le Livre de la prière commune sont une lecture plus prudente.
Ce que la maternité a de bassement animal la dégoûte tout à fait. C’est la « face sombre » du mariage : « die Schattenseite », dit-elle en allemand pour jeter sur l’idée même le voile supplémentaire de la langue étrangère. Elle n’éprouve aucune tendresse pour l’enfant qu’elle porte. L’idée de l’accouchement, « l’horrible chose », la déprime. Surtout, elle prie pour que ce soit un prince.
« La chose est odieuse et si, après tout ce que je subis, je devais avoir une sale fille, je crois bien que je la noierais. Je ne veux rien d’autre qu’un garçon. Je n’aurai jamais de fille. »
Le souvenir tragique de la princesse Charlotte, morte en couches, est dans tous les esprits. Si Victoria venait à disparaître, et si l’enfant lui survivait, se poserait la question de la régence. Sur ce point, le baron Stockmar conseille judicieusement le prince Albert et contribue à mettre son élève en bons termes avec Melbourne et ses ministres comme avec l’opposition.
Rien ne fait obstacle à ce que la régence lui soit accordée. La campagne que mènent les radicaux pour qu’on lui préfère le duc de Sussex, frère puîné du roi de Hanovre, n’est pas assez sérieuse pour l’inquiéter. Le cas de Léopold, qui s’était trouvé autrefois dans une situation identique, constitue un précédent. En juillet, c’est chose faite et la loi de régence est votée. S’il devait arriver un malheur, le prince Albert serait régent sans Conseil, jusqu’à la majorité de l’enfant.
« Il y seulement trois mois, dit Melbourne, ils ne lui auraient pas accordé cela. C’est à mettre entièrement au compte de son caractère. »
À Buckingham comme à Windsor, le prince a obtenu que sa table de travail soit tout contre celle de la reine. Ils travaillent côte à côte. Albert y passe de longues heures avant l’aube, sous sa lampe verte qu’il a fait venir de Cobourg. Il n’a toujours pas la clé des boîtes rouges. Pourtant, il écrit presque tous les jours aux ministres. Sa connaissance approfondie des questions essentielles lui permet de donner des avis circonstanciés. Au Moyen-Orient, la situation s’aggrave. Méhémet-Ali, le vice-roi turc en Égypte, s’est avancé l’année précédente jusqu’en Syrie et menace Constantinople, la capitale de l’Empire ottoman. En juin 1840, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Prusse et la Russie signent la convention de Londres, reconnaissant la légitimité héréditaire de Méhémet-Ali en Égypte, à condition qu’il se retire de la Syrie et du Liban. Le pacha se fait attendre, espérant l’appui de la France. Le prince Albert argumente, contre
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