Voyage en Germanie
diable a passé l’arme à gauche, aussi sûr que l’hydromel fait roter les héros.
J’entretenais toutefois le vague espoir de finir par tomber sur Lupercus, le légat disparu, et découvrir qu’il s’était transformé en indigène et vivait ici tel un prince avec Veleda. Espoir si vague qu’il me donnait une légère nausée. Je ne connaissais que trop bien l’alternative plausible. Et je savais qu’elle nous allait comme un gant.
— Dis, Falco, à cette heure, elle est perchée dans la tour, la prophétesse ?
— Je n’en sais rien.
— Tu vas demander à la voir ?
— Je ne pense pas qu’on m’en donnerait l’autorisation. Mais je veux juger de la situation avant de parler.
— Ouh là, va pas monter dans cette tour, Falco. Tu risques de jamais en redescendre.
— Je n’oublierai pas le conseil.
Le rassemblement des Bructères avait l’air d’un événement organisé d’avance.
Les responsables du buffet devaient en baver. Les tribus celtiques sont connues pour prolonger les rendez-vous jusqu’à trois jours avant et après la date fixée. Un festin se déroulait ici autour de frustes tables sur tréteaux. L’installation avait l’air quasi permanente. Cela servait sans doute à passer le temps en attendant qu’un quorum potable daigne faire son apparition. Je me demandai qui avait lancé les invitations à cette assemblée à la bonne franquette. Je tâchai ensuite de ne pas me demander en quoi ladite assemblée nous concernerait.
Notre groupe, intéressante ribambelle de prisonniers, déclenchait des bouffées d’enthousiasme. Les hommes qui composaient la suite d’autres chefs se sentaient obligés de fanfaronner en essayant de défier la troupe victorieuse du nôtre. Cela se faisait comme d’habitude au moyen de gestes agressifs et menaçants à notre égard, auxquels nous ne prêtions pas attention, alors que de toute évidence nos guerriers barbares n’avaient pas l’intention de nous laisser tourmenter par quelqu’un d’autre quand ce privilège leur était dévolu. Puisque nous accordions désormais un intérêt possessif au groupe que nous connaissions, nous les encourageâmes de la voix et réussîmes à déclencher une belle et vigoureuse bagarre. Aucun de nos guerriers n’eut l’air reconnaissant de nos encouragements : ils finirent d’ailleurs tous par se lasser de l’exercice et prirent place pour festoyer.
On nous nourrit aussi, chichement. Les guerriers engloutissaient des mets rustiques, mais de bon cœur : miches de pain, fruits, gibier rôti et poisson, me sembla-t-il. Pour nous, le cuisinier avait pris la peine de préparer une autre variété de la spécialité de bouillie : on se serait cru en train de manger du cataplasme. Il y avait à boire – un genre de jus de canneberge fermenté –, mais j’avertis les gars de ne pas en abuser car il se pouvait qu’il faille garder l’esprit clair pour la suite. On décréta les femmes largement au-dessus de notre sœur de vierge : la fille qui apporta la jarre de jus méritait véritablement un brin de cour. J’ordonnai aux gars de laisser tomber ça aussi, ce qui me valut d’être voté à l’unanimité le type le plus antipathique du groupe.
Le temps s’écoulait. Je m’adossai à un arbre et réfléchis à la chose : le temps ne semblait pas avoir de véritable importance. Pouvait-on attendre le contraire de la part de tribus sans pouvoir qui n’avaient certes pas inventé le cadran solaire, et encore moins importé de clepsydre italienne susceptible de gouverner implacablement leurs heures libres ? Dieux tout puissants, ces sauvages avaient l’air de croire que la vie se bornait à faire ce qui nous passait par la tête, et à en profiter dès qu’on le pouvait. S’il advenait qu’un jour les principes ascétiques de la philosophie grecque arrivent à se propager jusqu’au fond de ces forêts flemmardes, les gens se préparaient une sale surprise. D’ailleurs ils étaient tellement peu organisés que ce n’était pas étonnant que les fils et le petit-fils adoptif du grand Auguste n’aient jamais réussi à les mettre suffisamment au pas pour organiser un défilé de reddition correct à Rome. Rome éduquait les gens des tribus de façon très systématique : mais il fallait d’abord les faire asseoir et leur expliquer les avantages de la manœuvre. En l’occurrence, c’étaient les Bructères qui nous faisaient asseoir et attendre. Et nous prenions ce manquement à
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