Bombay, Maximum City
du moment où ma famille vit sous tension, terrorisée, automatiquement je suis à cran. » En dehors de Shrikant Bapat qui était commissaire pendant les émeutes (et qui est cité dans le rapport de la commission Srikrishna pour avoir complaisamment fermé les yeux sur les violences), Ajay est le seul officier de police de Mumbai à bénéficier de la protection des services de sécurité, compte tenu des menaces qui pèsent sur les siens. S’il n’a pas renoncé, c’est entre autres parce qu’il a une femme extraordinaire à son côté. « Ritu encaisse étonnamment bien, m’a-t-il confié. Elle a une force incroyable. Elle ne m’a jamais dit, n’y va pas. Jamais. » À présent, c’est lui qui émet le souhait de partir à l’étranger, deux ou trois ans, pour se soustraire à l’attention des gangs et baisser enfin la garde. « Loin des yeux, loin du cœur, en tout cas je l’espère », lâche-t-il avec un demi-sourire ironique.
Ritu et Ajay prennent congé, et après les avoir raccompagnés à la porte je vais regarder par la fenêtre de la cuisine. Une Ambassador blanche identifiée par le signal lumineux de la police s’arrête le long du trottoir. Ajay et Ritu s’engouffrent à l’intérieur pendant qu’autour plusieurs hommes s’agitent ; certains montent avec eux dans la voiture, les autres se dispersent. Derrière, une Jeep chargée de policiers armés de fusils déboîte et les deux véhicules s’éloignent en convoi dans la nuit silencieuse. Leurs chauffeurs se sont garés devant l’immeuble avant que mes invités soient arrivés au rez-de-chaussée. Sans doute y avait-il des vigiles, derrière la porte ou dans le hall d’entrée, qui depuis le début de la soirée attendaient que nous finissions de dîner. Nous n’avons jamais été aussi protégés – ou autant en danger.
Ce sont les Britanniques qui ont institué la police de Bombay. Du temps de l’empire, son chef le plus célèbre fut un Anglo-Indien, Charles Forjett. Non content de la moderniser, il instaura une double tradition : celle de la main de fer appliquée depuis sans discontinuer sur la ville, et celle aussi de la haine que lui avaient attirée des décisions prises à la demande de ses concitoyens. Forjett estimait que son premier devoir était « d’extirper le mal à la racine ». Il s’est peut-être réincarné en Ajay ; interrogé sur ses motivations, celui-ci me répond simplement qu’il est là pour « combattre le mal ».
En 1857, lors de la révolte des Cipayes contre les Anglais, le commissaire Forjett multiplia les déplacements incognito en ville afin d’arrêter séance tenante quiconque se félicitait de l’action des soldats rebelles. Il fît dresser un gibet dans la cour du bureau de la police, convoqua des personnalités ayant publiquement manifesté leur mécontentement et leur montra la potence. Il fit également enchaîner deux des mutins sur les canons du Maidan et, en présence d’une foule nombreuse, ordonna de mettre les canons à feu. Aux alentours du Maidan, l’air s’emplit d’une odeur de chair brûlée.
Les milieux d’affaires remirent en 1859 une somme de 1 300 livres à Forjett ; cinq ans plus tard, lorsqu’il prit sa retraite et repartit pour l’Angleterre, ils lui donnèrent à nouveau 1 500 livres, « en témoignage de [leur] profonde gratitude envers un homme dont les pouvoirs presque despotiques et le zèle énergique ont si bien étouffé les forces explosives de la société indigène qu’elles semblent matées pour toujours ». L’empire devait se montrer moins généreux. Forjett était un métis. L’auteur d’une histoire de la police de Bombay publiée longtemps après avance qu’il « s’estimait, paraît-il, offensé parce que le gouvernement ne lui avait pas décerné la moindre décoration. On peut assurément s’étonner qu’un fonctionnaire aussi admirable n’ait pas été distingué par le titre de chevalier ou admis dans un ordre émérite ». Sa retraite lui était versée en roupies. Suite à la baisse du taux de change, il demanda à être payé en livres mais cette requête resta lettre morte. Forjett mourut en Angleterre à l’âge de quatre-vingts ans, dans une maison du Buckinghamshire que, dans son amertume, il avait baptisé non pas du nom de l’un ou l’autre des gouverneurs britanniques qu’il avait servis, mais de sir Cowasji Jehangir, un notable parsi de Bombay. Un indigène.
Cent cinquante ans
Weitere Kostenlose Bücher