Bonaparte
également le conseil qui, à lui seul, démontre la faillite de l’inutile, et indéfendable, conquête :
« Si, par des événements incalculables, toutes les tentatives étaient infructueuses, et qu’au mois de mai vous n’ayez reçu aucun secours, ni nouvelles de France, et si, cette année, malgré toutes les précautions, la peste était en Égypte et vous tuait plus de quinze cents hommes, je pense que, dans ce cas, vous ne devez point vous hasarder à soutenir la campagne prochaine et que vous êtes autorisé à conclure la paix avec la Porte Ottomane, quand bien même l’évacuation de l’Égypte devrait en être la condition principale »...
Quand Kléber lut ces lignes embarrassées, il explosa :
— Notre homme est parti comme un sous-lieutenant qui brûle sa paillasse après avoir rempli du bruit de ses dettes et de ses fredaines, les cafés de la garnison.
L’armée, par contre, trouvant ce déménagement à la cloche de bois fort amusant, admirera le fabuleux retour de la frégate passant à travers les navires britanniques, et se contentera de baptiser son chef le général Bonattrape...
Au matin du 23 août, la Muiron et la Carrère lèvent l’ancre. À bord des deux petites frégates ont pris place Murat, Berthier, Duroc, Lannes et Marmont. Quel coup de filet pour une escadre anglaise ! Bonaparte empêche Ganteaume de prendre l’itinéraire habituel. Avec son extraordinaire prescience, il ordonne :
— Je veux que vous longiez autant que possible la côte d’Afrique, le long des rives de la Méditerranée. Vous suivrez cette route jusqu’au sud de la Sardaigne. J’ai ici une poignée de braves, j’ai un peu d’artillerie ; si les Anglais se présentent, je m’échoue sur les sables ; je gagnerai par terre avec ma troupe Oran, Tunis ou un autre port, et là je trouverai le moyen de me rembarquer.
Le lendemain du départ, Roustam demande à parler à son maître :
— Te voilà, Roustam ! Gomment te portes-tu ?
— Très bien, mais très inquiet sur mon sort...
— Mais pourquoi ça ?...
— Tout le monde dit que quand je serai arrivé en France, on me coupera la tête parce que, quand les Mameluks prenaient les soldats français ils faisaient couper la tête, la même chose : ça me donne un peu d’inquiétude. Si c’est vrai, comme on dit, je voudrais que ce soit à présent, et qu’on ne me fasse pas souffrir jusqu’en France !
Bonaparte lui tire les oreilles, « comme tous les jours » :
— Ceux qui t’ont dit ça, sont des bêtes. Ne crains rien. Nous arriverons bientôt à Paris et nous trouverons beaucoup de jolies femmes et beaucoup d’argent. Tu vois que nous serons bien heureux, bien plus qu’en Égypte !
Pourtant, les vingt et un premiers jours, les vents, soufflant de l’ouest ou du nord-ouest, leur sont constamment contraires ; ils repoussent sans cesse vers les côtes de la Syrie ou vers Alexandrie les deux frégates – par ailleurs « mauvaises marcheuses », dira Napoléon. « Un instant, nous rapporte Bourrienne, il fut même question de rentrer dans le port d’où nous étions sortis ; mais Bonaparte déclara qu’il aimait mieux affronter toutes les chances que de revenir sur ses pas. Le jour, on courait des bordées jusqu’à une certaine distance dans le nord, le soir on se rapprochait de l’Afrique jusqu’à ce que l’on fût à la vue des côtes. »
Dès que la nuit tombe, on se garde bien d’allumer le moindre fanal, de peur de se voir repérer par l’un des bâtiments de Sidney Smith. Bonaparte, d’ailleurs, ne vit plus : son calme l’a abandonné ! « La crainte de tomber entre les mains des Anglais ne le quittait pas, dira l’un de ses compagnons, c’était ce qu’alors il redoutait le plus. » Enfin, le 13 septembre, les vents d’est se lèvent et les frégates quittent l’Afrique à la hauteur de Carthage pour remonter les côtes de Sardaigne.
Le voyage – il durera quarante-sept jours – paraît à tous interminable. Une seule distraction : les contes de revenants que Bonaparte excelle à raconter à ses compagnons. On joue aussi aux cartes – au jeu du vingt-et-un. La Révolution a transformé les rois en génies, les reines en libertés, les valets en égalités et les as en lois. On vit aussi les rois métamorphosés en sages ou en philosophes et les reines en vertus...
Le général en chef triche ouvertement. « Je dois dire, précisera Bourrienne, qu’il ne profitait point des petites violences qu’il
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