Bonaparte
faisait au hasard, qu’à la fin de la partie il rendait tout ce qu’il avait gagné et on se le partageait. Le gain, comme on peut le croire, lui était indifférent, mais la fortune lui devait, à point nommé, un as ou un dix, comme elle lui devait un temps favorable le jour d’une bataille. »
Bonaparte vogue ainsi vers l’inconnu. Les nouvelles de France paraissent déjà si vieilles ! Elles datent du début du mois de juin et l’on n’atteindra point Paris avant la mi-octobre. Quatre mois ! Trouvera-t-il le pays envahi ? Le Directoire renversé ? Comment sera-t-il accueilli ? Sa seule présence ne pourrait-elle pas être considérée comme un danger par ceux – connus ou inconnus – qui détiennent le pouvoir ? Puisque « le sabre » dont avait parlé Barras revient, ne profitera-t-on pas du prétexte de la « désertion », et de l’échec de la campagne syrienne, pour mettre fin à la carrière du postulant à la dictature ? Ses compagnons, tout aussi inquiets que lui – Bonaparte arrêté, leur avenir se trouverait du même coup plus que compromis – guettent ses paroles. Mais « rien encore dans ses discours ne perce de ce qu’il va faire », dira son aide de camp Lavalette. « Quelques mots échappés, quelques rêveries, et des insinuations indirectes » leur donnent seulement « beaucoup à penser ». Napoléon ne devient pas plus prolixe lorsqu’il parle du gouvernement du Directoire. Son dédain est total.
Le 1 er octobre, la Muiron entre dans le port d’Ajaccio. Aussitôt toute une foule s’agite dans les barques autour de la chambre de poupe. Une vieille femme, vêtue de noir, tient ses bras élevés vers le général, en criant :
— Caro figlio !
Enfin, Bonaparte la distingue et crie :
— Madré !
C’est sa nourrice...
Pour la dernière fois de sa vie – mais qui pouvait alors prédire le plus extraordinaire destin de l’Histoire ? – Napoléon séjourne durant quelques jours dans sa ville natale et vit avec tout son état-major dans la chère casa qui a été remise à neuf selon ses ordres par Mme Letizia qui s’est occupé de tout. Il retrouve sa maison comme nous pouvons la voir encore aujourd’hui : sa petite chambre avec son lit de noyer, sa table de nuit Louis XVI, le plafond bas aux poutres apparentes. Le salon de la Madré est devenu presque somptueux. La nouvelle galerie, éclairée par douze fenêtres donnant sur la rue du Poivre et dont les murs sont peints à rayures bleues et jaunes, est inaugurée par un dîner de quarante couverts. Les invités apprécient particulièrement le vin de l’année déjà vendangé ; il est excellent et on le vend à Ajaccio deux sous la bouteille. Bonaparte se rend aussi aux Milelli, à la rencontre de ses souvenirs de jeunesse. La vue sur le golfe y est si belle...
Les vents ne sont point bonapartistes. C’est le calme plat et, seulement le 8 octobre, la brise permet à la flottille de reprendre la mer. Le soir, au moment du coucher du soleil, quatorze voiles anglaises se profilent à l’horizon. Les vaisseaux de Sidney Smith voient encore plus nettement les quatre nefs portant Napoléon et sa fortune : le soleil les éclaire de plein fouet. Assurément, les Anglais pourraient se placer entre la Muiron et la côte – et, dans ce cas, comment les canons des deux frégates auraient-elles pu lutter ? Ganteaume propose de faire demi-tour pour regagner la Corse.
— Non, lui réplique Bonaparte, non, faites force de voiles, tout le monde à son poste. Au nord-ouest, au nord-ouest, marchons !
Déjà le général désigne quelques personnes. Si la flotte anglaise se dirige vers les fugitifs, on mettra une chaloupe à la mer et l’on essayera, à force de rames, de gagner le rivage. La nuit se passe dans l’angoisse. Fort heureusement, au matin, les premiers rayons du soleil montrent l’escadre ennemie faisant franchement voile vers le nord-est. Les deux légers vaisseaux sont de construction vénitienne et les Anglais, n’ayant pu imaginer que ces frégates et les deux petits bâtiments qui les suivent, viennent d’Orient, les ont crus d’origine italienne.
Ce même jour, les quatre bateaux reçoivent une bordée des batteries françaises de la côte, ouvrant le feu sur la Muiron et la Carrère. On les prend, cette fois, pour des Anglais !... Fort heureusement, il n’y a point de dégâts et la flottille jette l’ancre devant Saint-Raphaël. La nouvelle du retour de Bonaparte se répand à terre et, aussitôt, la
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