Bonaparte
cheval attelé à la charrette était tenu en main par une fillette de quatorze ans – la petite Pensol, fille d’une marchande des quatre-saisons de la rue du Bac, précisera l’enquête. C’est l’un des assassins qui a donné douze sous à la malheureuse enfant tandis que lui-même s’écartait après avoir allumé la mèche : Du moins on le pense, car tout a disparu, pulvérisé, volatilisé par l’explosion : la petite fille, la voiture et le cheval. Nulle trace des meurtriers. Mais tout le monde s’exclame d’une seule voix : ce sont les Jacobins qui ont fait le coup ! Un tonneau, bourré de mitraille, placé sur une charrette et sautant lors du passage du chef du gouvernement, n’est-ce pas là le plan conçu par les exclusifs ? Les conspirateurs du 7 novembre n’ont d’ailleurs pas encore passé en jugement et, pour les sauver, leurs complices n’hésitaient pas à exterminer le maître de la France !
Bonaparte, lui non plus, ne pense pas aux Chouans :
— Voilà l’oeuvre des jacobins, s’exclame-t-il ; ce sont les jacobins qui ont voulu m’assassiner !... Il n’y a là-dedans ni nobles, ni prêtres, ni chouans !... Je sais à quoi m’en tenir et l’on ne me fera pas prendre le change. Ce sont des septembriseurs, des scélérats couverts de boue qui sont en révolte ouverte, en conspiration permanente, en bataillon carré contre tous les gouvernements qui se sont succédés. Il n’y a pas trois mois que vous avez vu Ceracchi, Aréna, Topino-Lebrun, Demerville tenter de m’assassiner. Eh bien, c’est la même clique ; ce sont les buveurs de sang de septembre, les assassins de Versailles, les brigands du 31 mai, les conspirateurs de prairial, les auteurs de tous les crimes commis contre tous les gouvernements. Si on ne peut les enchaîner, il faut qu’on les écrase ; il faut purger la France de cette lie dégoûtante ; point de pitié pour de tels scélérats !...
Et Bourrienne, qui nous rapporte la scène, ajoutait :
« Il faut avoir vu la figure animée de Bonaparte, son geste toujours rare mais expressif, et avoir entendu le son de sa voix pour se faire une idée de la colère avec laquelle il prononça ces paroles. » L’un des rares, Fouché, accuse les chouans. Bonaparte le regarde avec mépris : bien entendu, le régicide, le massacreur de Lyon, veut sauver ses amis d’antan !
Imperturbable et silencieux, Fouché supporte les injures. « Le plus habile comédien ne saurait reproduire son attitude calme pendant les éclats de colère de Bonaparte, ses réticences, sa patience à se laisser accuser. »
— Fouché a des raisons pour se taire, explique le Premier consul à son secrétaire. Il est tout simple qu’il ménage un tas d’hommes couverts de sang et de forfaits. N’a-t-il pas été l’un de leurs chefs ?
Le lendemain – jour de Noël – devant les douze maires de Paris venus le féliciter d’avoir échappé à la mort, il déclare encore :
— Tant que cette poignée de brigands m’a attaqué directement, j’ai laissé aux lois le soin de les punir ; mais, puisque, par un crime sans exemple, ils ont mis en danger une partie de la population de Paris, le châtiment sera aussi prompt qu’exemplaire. Il faut qu’une centaine de misérables qui ont calomnié la liberté, en commettant des crimes en son nom, soient réduits à l’impossibilité d’en commettre de nouveaux.
Fouché saute sur l’occasion et prépare soigneusement une liste de cent trente noms de septembriseurs appartenant à « cette classe d’hommes qui, depuis dix ans s’étaient couverts de tous les crimes » – le futur duc d’Otrante oublie aussi bien les fusillades de Lyon dont il a été l’un des ordonnateurs que les massacres de Toulon... Il signe la liste en ajoutant sans ironie : « Tous ces hommes n’ont pas été pris le poignard à la main, mais tous sont universellement connus pour être capables de l’aiguiser et de le prendre. » Et, le 14 nivôse – onze jours après l’attentat – Bonaparte prend un arrêté déportant aux îles Seychelles une centaine d’extrémistes. « En même temps, raconte Bourrienne, on fit remplir les journaux de souvenirs de la Révolution pour en charger, aux yeux du public, ceux pour lesquels on voulait profiter d’un crime tout fait pour les en rendre complices après coup... J’étais effrayé de voir le Premier consul se jeter si rapidement dans les voies de l’arbitraire. Mais qui pouvait mettre un frein à sa volonté ?
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