Camarades de front
peau mince. Il écrasa la cigarette à demi fumée dans un cendrier.
La porte-tambour grinça et le rideau de perles suspendu devant la porte de la garde-robe tintinnabula. C’était un rideau de perles comme on en trouve dans le sud de l’Espagne ou aux Philippines, un cadeau d’un marin il y avait bien longtemps. Une nuit, ce marin avait crié au nez d’un type de la Gestapo : – Je t’emmerde, toi et Adolf ! – et il lui avait jeté un verre à la figure pendant que l’homme tirait son revolver. Tante Dora était un peu à l’écart, mais vive comme l’éclair, on la vit brandir un bas lesté d’une pierre. L’homme de la Gestapo fut retrouvé plus tard dans un fossé de l’autre côté de Harburg.
Le lendemain, le marin s’embarquait, mais il revint et rapporta le rideau de perles. Peu après il reprenait la mer sur le « Bismarck » et mourut dans l’eau glacée, les yeux mangés par les mouettes,, pour ce drapeau qu’il haïssait.
– Alfred ! dit Tante Dora d’une voix étrangement douce, une voix qu’on ne l’aurait jamais supposée capable de prendre. Reste auprès de moi, tu pourras faire tout ce que tu voudras, je te le promets, tout, dès l’instant où tu auras jeté l’uniforme jusqu’au jour de ta mort ?
Etait-ce une illusion, ou des larmes brillaient-elles dans les yeux de cette femme brutale – ces yeux délavés, durs comme ceux d’un cobra qui va fondre sur sa proie. Ils se ressemblaient tous les deux, la tenancière et le soudard brûlé par quinze années dans les déserts de l’Afrique. Ce sont des curiosités de l’existence.
– Dora, ma vieille, chuchota le légionnaire confidentiellement, essayons d’être des grands et ne nous mettons pas à faire du sentiment. La fleur bleue, c’est pas pour nous. Toi, tu es chez toi avec les filles et les bandits, moi, dans le désert avec une mitraillette sur l’épaule. Pourtant, quand un jour on sera vraiment vieux, on se retrouvera pour acheter un petit local avec un bar et sept chaises.
Tante Dora soupira : – Alfred, nous n’aurons jamais un bar et sept chaises parce qu’il y aura longtemps que tu auras étouffé dans le sable rouge en perdant ton sang, et que moi je serai morte du delirium tremens.
Le légionnaire se leva, il alla chercher quelques bouteilles, fit un certain mélange et en donna un grand verre à Tante Dora.
– Bois, femme. Nous savons tous ce que c’est que le cafard.
Une sirène se mit à hurler une alerte, déclenchant tout un concert.
– Alerte ! dit quelqu’un, comme si personne ne le savait, et la moitié de l’établissement se vida.
Une dame aux cheveux châtain foncé entra et demanda où était l’abri. Elle était belle, avec ses talons hauts et une jupe étroite, des bas gris clair très fins. Ce n’était pas une fille.
Les premières bombes commencèrent à tomber en secouant la maison, puis la flak se mit de la partie. Des plumets blancs voletaient très haut.
– On les entend, dit quelqu’un. – Oui, on
entendait les lourds bombardiers décrire leurs cercles en vrombissant au-dessus de Hambourg.
– Où est Pabri ? demanda la dame.
– Ici, dit quelqu’un en montrant un tabouret de bar vide.
Un nouveau chapelet de bombes s’écrasa contre les pavés.
– Il y en a qui doivent faire dans leurs culottes, dit, hilare, un marin d’un équipage de submersible en empoignant une fille sous ses jupes.
La dame qui voulait descendre dans l’abri sortit, suivie d’un monsieur gras, très nerveux. Au même instant un tonnerre secoua la maison et la lumière clignota dangereusement.
– C’en était une belle ! dit le marin en pliant la fille qui gémit à haute voix.
La dame et le monsieur nerveux rentrèrent, précipitamment. Elle était gentille avec ses cheveux en désordre et ses joues rouges de frayeur. Pas encore familiarisée avec la mort, évidemment. Elle s’assit au bar et regarda autour d’elle, apeurée. Le matelot qui avait perdu le long ruban de son béret rejeta la fille et s’approcha de la dame. Sans un mot, il glissa sa grande main le long d’une jambe mince.
– Laissez ma femme tranquille, dit le gros monsieur en se levant.
Le matelot ne le vit pas et, se penchant sur la dame, chuchota quelque chose où revenait le mot « lit ».
– Laissez ma femme tranquille, marin ! redit le monsieur indigné.
– Pourquoi ? demanda le marin d’un air curieux.
– Parce qu’elle est ma femme.
– C’est ton
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