Crépuscule à Cordoue
beaucoup d’animation à cet endroit. Alors qu’au printemps, il ne se passait rien pendant des jours d’affilée – sauf quand un convoi de cuivre, d’or ou d’argent descendait occasionnellement des mines. En cette morte saison, seul un vieux bonhomme qui avait une jambe plus courte que l’autre et une outre de vin sous le bras paraissait de service. Quand il se retourna vers nous, Nux aboya une seule fois puis se désintéressa de lui ; elle préférait concentrer son attention sur les vols d’oiseaux.
— Est-ce que Cyzacus est ici ?
— Tu rêves, l’ami !
— Quand doit-il venir ?
— Je suis bien incapable de le dire.
— Il lui arrive quand même de passer à son bureau, non ?
— Quasiment jamais.
— Alors qui dirige l’affaire ?
— Oh ! pour ça, elle se dirige toute seule.
D’habitude, les employés dans son genre passaient leur temps à se plaindre de leur patron et de tout ce qu’ils ont à faire alors qu’ils sont si mal payés. Apparemment, celui-ci était heureux de son sort. Il avait même l’air de se croire en vacances.
— Quand as-tu vu Cyzacus sur ce quai pour la dernière fois ?
— Je pourrais pas te dire.
— Alors si j’avais un chargement à transporter, c’est pas lui qu’il faudrait que je demande ?
— Tu pourrais toujours demander, mais ça te servirait pas à grand-chose !
Je voyais du coin de l’œil qu’Helena était en train de perdre patience.
Quant à Marmarides, il ne cachait pas qu’il s’ennuyait ferme. Mener une enquête est un travail suffisamment fastidieux, sans qu’il soit besoin de partenaires qui s’attendent à ce qu’il y ait perpétuellement de l’action.
— Qui dirige cette affaire ? insistai-je.
— Pas Cyzacus, répondit-il. Cyzacus s’est pour ainsi dire retiré.
— Alors il y a bien quelqu’un qui le remplace ? Il a un fils ?
L’homme éclata de rire, puis éprouva le besoin de boire un peu de vin. Il était déjà bizarre et obstiné. Bientôt, il serait bizarre, obstiné et ivre. Il prit tout son temps, mais finit par se décider à me raconter une petite histoire : Cyzacus avait effectivement un fils, mais ils ne s’entendaient pas du tout. (Je pensai tout de suite à mes relations avec mon père.) Et le fils s’était enfui de la maison. Ce qui était étrange, c’est la raison pour laquelle il était parti. La péninsule ibérique produisait les meilleurs gladiateurs de l’Empire, et dans la plupart des villes, les adolescents ne trouvaient pas de meilleur moyen d’accabler leurs parents qu’en leur annonçant qu’ils voulaient combattre dans l’arène. Ce ne fut pas le cas de Cyzacus junior : quand il s’enfuit de la maison avec une seule tunique propre et l’argent que sa mère avait réussi à économiser sur les courses, ce fut parce qu’il souhaitait devenir poète !
— L’Hispanie a produit de nombreux poètes, souligna Helena Justina.
— Bon, arrête de me faire perdre mon temps, et dis-moi qui s’occupe de l’affaire ! aboyai-je.
Il comprit enfin qu’il valait mieux arrêter de se payer ma tête. Quand Cyzacus avait été déçu par son fils, il avait adopté quelqu’un de plus conforme à ce qu’il attendait d’un successeur : un ancien gladiateur qui n’avait plus rien à prouver.
— Il s’appelle Gorax, précisa-t-il.
— Alors je veux parler à Gorax ! m’exclamai-je.
— Oooh ! Tu aurais intérêt à réfléchir avant ! assura-t-il.
Je lui demandai quel était le problème, et il se contenta de pointer le doigt en direction d’une espèce de colosse occupé à construire un poulailler à quelques pas de nous. En effet, Gorax paraissait bien trop préoccupé par ses volailles pour être dérangé.
Arrivé à ce stade, Helena Justina déclara qu’elle partait récupérer son tissu pourpre. Marmarides se sentit obligé de l’accompagner, mais avec regret. Le nom de Gorax ne lui était pas inconnu. Quand Gorax avait pris sa retraite, à une époque pas si lointaine, il était devenu célèbre jusqu’à Malaga.
N’étant pas du genre à reculer devant les difficultés, je me dis que, poulets ou non, il allait devoir me répondre.
Je m’approchai doucement de lui et ne tardai pas à me demander si ce n’était pas idiot de ma part. Son corps massif était couvert de cicatrices. Pourtant, ses gestes paraissaient délicats et il n’avait pas l’air de se méfier des étrangers. (N’importe quel étranger se fut-il
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