Des Jours sans Fin
nombre. Un peu tristes, nous rompîmes le pacte d’association avec nos deux amis, mais ceux-ci, excellents camarades, refusèrent tout net. Il faut être passé par là-bas pour comprendre la très haute portée de ce geste. S’engager à partager intégralement son colis avec un malheureux qui, certainement, n’en recevra jamais, dans ces conditions, c’est faire preuve d’un esprit de charité, de fraternité peu commun, cela devient de l’héroïsme, le mot n’est pas trop fort. Et de fait, par la suite, de la fin avril au début d’août 1944, mes deux amis nantais partagèrent tout, avec un tact et une délicatesse extraordinaires. Malheureusement, nous n’étions plus que trois, Albert était parti pour l’au-delà 1 xxxiii !
— Le premier colis d’Edgard fut aussi le premier du kommando. C’était le 18 avril 1944. Le pauvre garçon pleurait presque en le rapportant. C’était l’unique contact avec sa femme et sa petite fille depuis un an, mais les S.S. y avaient pris le chocolat et Edgard, très justement, en était furieux :
— « C’est le chocolat de ma petite. Ma femme s’en prive et ce sont ces cochons qui en profitent ! Ah ! les salauds ! »
— Premier colis de France, qu’il fut bon ! Edgard voulut que tous les Français du kommando en profitent. Chacun eut son morceau de sucre et sa demi-cigarette, au moins. Tous y goûtèrent avec émotion et vénération. C’était un peu la patrie.
— Pauvres colis, ils n’arrivaient pas tous, beaucoup étaient pillés en route. Les autres, à la fouille du camp, étaient soumis à de durs prélèvements par les S.S. ou le Lagerältester : les produits rares, les meilleures choses avaient peu de chance de parvenir aux destinataires. Ils furent toutefois, pour ceux qui eurent le bonheur de les recevoir, la source de bien des joies et ils sauvèrent aussi plus d’une vie.
— Il existait encore une autre forme d’entraide au camp. Il se trouvait que certains camarades étaient employés à des postes assez intéressants pour y faire du bien. Les « Kartoffelschälen » étaient les principaux. Ils préparaient toute la journée les légumes destinés à la cuisine des détenus, mais aussi à celle des S.S. et des « Posten ». Ce n’était pas un labeur de tout repos car ils étaient assez bousculés, se levaient souvent encore plus tôt que les autres, recevaient des coups si un seul point noir était trouvé sur une pomme de terre destinée à la troupe… Par contre, ils mangeaient en suffisance, avaient leurs lits individuels réservés et se trouvaient à la source du ravitaillement.
— Malgré la surveillance étroite, la plupart d’entre eux « sortaient » chaque jour des soupes et des légumes crus qu’ils distribuaient autour d’eux. Le plus dévoué de tous, qui réussit à rester tout le temps à son poste, fut incontestablement Moïse Dufour, un garçon de Marchiennes, doux, effacé, profondément religieux.
— Petit à petit, cette entraide s’organisa. Des Français, comme Morillon, avaient acquis des places de choix aux « Kartoffelschälen », les quantités « sorties » purent être augmentées et une soupe de « solidarité » instituée. Malheureusement, pendant trop longtemps, un certain sectarisme présida à sa distribution. Certains éléments partisans, malgré la volonté de plusieurs comme Morillon, Arias, Flachat… qui ne voulaient connaître que des Français, en firent leur chose et les suppléments furent accordés aux uns et refusés aux autres suivant leurs opinions. Ce ne fut pas très joli. Heureusement, sur la fin, tout fut réorganisé. Au cours des trois derniers mois de Mödling, tous les Français, sans distinction reçurent en moyenne un à deux litres de soupe en supplément chaque semaine grâce à certains Espagnols, à Morillon, à Moïse Dufour, au grand tatoué et au docteur Tacy.
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— Quel curieux échantillonnage de l’espèce humaine offrait le séjour en camp de concentration où s’effectuait un brassage infernal des races, des nationalités, des milieux sociaux, un mélange intime de héros et de scélérats, de saints et de bandits. Je voudrais tenter de dégager à grands traits quelques figures parmi tant d’autres, laides ou belles, au milieu de tout ce que j’ai connu.
— Le « Rapportführer » représentait le plus grand danger d’un camp, plus encore que le commandant peut-être. Au kommando Heinkel, en dix-neuf mois,
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