Dissolution

maison
abbatiale, faire de lui un propriétaire terrien. » Il se tut et son regard
se durcit à nouveau. « Vous cherchez à me distraire, Matthew, à me mettre
de meilleure humeur.
    — Non, monsieur. Je sais que les choses traînent, mais
il s’agit du cas le plus difficile et le plus épineux que j’aie eu à traiter…
    — En quel sens cette épée est-elle importante ? »
    Je lui fis part de la façon dont on l’avait trouvée et de mon
entretien avec Oldknoll, un peu plus tôt. Il plissa le front.
    « Mark Smeaton… Je ne me doutais pas qu’il allait nous
causer des ennuis par-delà la tombe. » Il se mit sur pied et alla soulever
l’épée. « C’est une belle arme, en effet. J’aurais bien aimé l’avoir
lorsque j’étais soldat en Italie dans ma jeunesse.
    — Il doit y avoir un lien entre Smeaton et les meurtres.
    — J’en vois un au moins. Avec l’assassinat de Singleton,
en tout cas. La vengeance. »
    Il réfléchit quelques instants puis me transperça du regard.
    « Il ne faut pas répéter à quiconque ce que je vais vous
dire.
    — Vous avez ma parole d’honneur. »
    Il reposa l’épée et se mit à arpenter la pièce, les mains
nouées derrière le dos. Sa robe noire faisait des vagues autour de ses genoux.
    « Quand le roi s’est détourné d’Anne Boleyn l’année
dernière j’ai dû agir vite. J’avais été dans son camp depuis le tout début et
les membres de la faction papiste auraient voulu me faire tomber avec elle. Le
roi commençait à les écouter. J’ai donc été obligé de débarrasser moi-même le
roi de la reine, vous saisissez ?
    — Oui, oui, je vois.
    — Je l’ai persuadé qu’elle était adultère, ce qui
voulait dire qu’on pouvait l’exécuter pour trahison, sans que sa religion soit
prise en ligne de compte. Mais il fallait des preuves et un procès public. »
    Je le regardai en silence.
    « J’ai choisi certains des hommes en qui j’avais le plus
confiance et j’ai ordonné à chacun de s’occuper d’un des amis de la reine :
Norris, Weston, Brereton, son frère Rochford, et… Smeaton. Ils avaient pour
mission d’obtenir soit des aveux, soit quelque vague déclaration qu’on pourrait
interpréter comme une preuve qu’ils avaient couché avec elle. C’est Singleton
que j’ai choisi pour interroger Mark Smeaton.
    — Il a monté un dossier contre lui ?
    — Smeaton paraissait le plus facile à convaincre d’avouer.
Ce n’était qu’un gamin. Ça s’est passé comme prévu : après une séance sur
le chevalet de torture à la Tour, il a témoigné que la reine avait été adultère.
Le même chevalet que j’ai utilisé pour le chartreux. Il avait dû vraiment
rencontrer le jeune homme, car tous les propos de Smeaton qu’il a cités sont
justes. » Cromwell parlait d’un ton tranquille, posé. « Et l’un des
visiteurs que le chartreux a vus venir dans sa cellule était sans doute
Singleton lui-même. Je l’avais envoyé pour s’assurer que dans ses paroles
prononcées sur l’échafaud – voilà une tradition qu’on devrait abolir – Smeaton
ne se rétracterait pas. On lui a rappelé que s’il disait la moindre parole
malheureuse son père aurait à en souffrir. »
    Je fixai sur lord Cromwell un regard incrédule.
    « Donc, tout ce qu’on a raconté était vrai ? La
reine Anne et ceux qui ont été accusés avec elle étaient innocents ? »
    Il se tourna vers moi. Bien qu’il fronçât les sourcils, la
violente lumière parut vider son regard de toute expression.
    « Evidemment qu’ils étaient innocents ! Personne n’a
le droit de le dire, mais le monde entier le sait, le jury au procès le savait…
Même le roi s’en doutait à moitié, quoiqu’il n’ait pas voulu blesser sa
délicate conscience en se l’avouant. Mordieu, Matthew, vous êtes bien naïf pour
un avocat ! Vous possédez l’innocence d’un croyant réformateur, sans la flamme.
Mieux vaut, comme moi, avoir la flamme sans innocence !
    — Je croyais fondés les chefs d’accusation. Je l’ai si souvent
affirmé…
    — Il vaut mieux imiter la majorité des gens à ce propos
et se taire.
    — Peut-être que tout au fond de moi je connaissais la
vérité, murmurai-je. Dieu n’a pas atteint certaines parties de mon être. »
    Cromwell me regarda avec impatience, la mine irritée.
    « Donc Singleton a été tué par vengeance, repris-je
enfin. Quelqu’un l’a tué de la même façon qu’Anne Boleyn a été