Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
cette femme à la beauté sublime, trônant au balcon comme un astre dans le ciel, cette femme qui fait tant crier au renard. C’est alors que j’ai entendu rapporter, entre mille rumeurs, cette histoire de tumulte en pleine rue, cet immonde soulèvement dont elle fut victime et qui manqua de la mettre en croix. De même, on parlait autour de moi de ce téméraire n’ayant pas vingt ans qui vola à son secours : un jeune éloquent en tout point semblable à ceRodrigue fendant la presse pour prendre le centre, brûler les planches ! Je n’ai donc rien inventé. Voyez-vous, ces faits dont je fus témoin, ces exploits dont j’entendis parler, ont fait plus qu’aiguiser ma curiosité, ils ont rallumé l’étincelle. En passant la porte de cette taverne, avant vous, au Gai Passant , j’édifiais en pensée mon architecture, une œuvre prenait forme. En vérité, tout bien compté et rabattu, vous êtes entrés afin de recevoir ce que vous m’aviez offert. Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour.
De nouveau, le silence et l’émotion l’emportent. C’est le comédien Molière qui finit par le rompre.
— Il y a plus d’une morale à cette histoire, dit-il. Et cela nous montre, sans que leur beauté n’y perde rien, que les miracles sont parfois le fruit d’heureuses coïncidences.
— Monsieur, dit Hercule en serrant la main du poète, cette rencontre est plus que providentielle, elle était inévitable.
Hypothèse
Le temps presse, poursuit d’Artagnan, à l’intention de son royal auditeur. Après s’être donné prochainement rendez-vous, nous quittons donc monsieur François de Lyon, le laissant à son écritoire, et nous marchons un moment sans desserrer les rangs, en direction de notre foyer commun : l’auberge du Soleil d’or .
Sur ce trajet, notre talentueux Molière se prend à songer à voix haute.
— Ma main à couper, dit-il, que ce nom de François de Lyon est un faux.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande Hercule.
— Intuition d’acteur, répond le jeune comédien. Et je certifie que ce nom d’emprunt, que cet habit provincial, cachent un homme de grande valeur.
— Cela, nous en sommes tous convaincus, répond don Juan de Tolède.
— Et surtout, reprend le farceur, de grande renommée…
— Diable ! Dis, Hercule, mais dans ce cas, à qui penses-tu, pas à Corneille, tout de même !
— Mais si ! répond Molière. À Corneille ! Lui-même !
— C’est absurde ! s’exclame Hercule.
— Pas le moins du monde, dément Jean-Baptiste Poquelin, en insistant. Entendez-moi jusqu’au bout et vous rirez plus tard. Mais alors, je gage que vous n’aurez plus envie de rire, vous y repenserez et vous tomberez d’accord.
— C’est bien, nous vous écoutons, monsieur Molière, dis-je. Pour moi, après avoir vu bien des choses pourtant fort improbables, je suis prêt à tout entendre.
— Bien, commence le comédien, en rassemblant ses esprits. Le théâtre de l’hôtel de Bourgogne va reprendre Le Cid . Événement. Corneille, sachant cela, a pu quitter son pupitre et partir de Rouen pour voir le nouvel accueil que les Parisiens allaient réserver, quelques années plus tard, à sa pièce, à son chef-d’œuvre. L’applaudira-t-on encore ? N’a-t-il pas vieilli ? N’est-il pas passé de mode ? Afin de rester anonyme, Corneille se postiche légèrement, il se farde, prend dix ans, et se mêle à la foule. Peut-être même reste-t-il au beau milieu du parterre, comme un personnage sans importance. Tu fais ton entrée, continue Molière en désignant Hercule, tu soulèves la salle, tu fais battre les cœurs, c’est le triomphe d’un comédien en herbe, de l’intuition et de la jeunesse, Le Cid revient en force, il n’a pas pris une ride. Corneille ou François de Lyon, comme il plaira, exulte. Il aimerait sans doute te rencontrer et peut-être, chaleureusement, te prendre dans ses bras, comme un père embrasserait son fils. Mais c’est courir le risque de se faire reconnaître. Et il veut rester ignoré du grand public… Il n’est pas impossible qu’il se soit renseigné, qu’il sache où tu loges. Il prend donc une chambre non loin. Corneille ne rentre pas à Rouen. Pas tout de suite. Il est heureux à Paris. Il songe. Deux questions tourmentent son esprit.
Aimerait-on toujours ses pièces si un autre nom venait les signer ? Un nom… Et par ailleurs, pourrait-il changer de registre, oser une forme nouvelle quand tout un peuple s’est
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