Du sang sur Rome
Romains le code des bonnes manières exige
qu’un hôte puisse toujours converser avec tous les invités réunis à sa table,
ce qui en limite le nombre. Chrysogonus en recevait quatre fois plus. Sur les
tables il y avait abondance de mets raffinés : olives fourrées d’œufs de
poisson, pâtes succulentes agrémentées de jeunes pousses d’asperges, cailles et
pigeons rôtis, figues et poires confites. Les odeurs montaient jusqu’à moi. Mon
estomac se mit à gargouiller.
La majorité des convives étaient des hommes ; les rares
femmes présentes étalaient leurs charmes, c’étaient des courtisanes, non des
maîtresses ou des épouses. Les hommes les plus jeunes étaient tous sveltes et
beaux garçons ; ceux qui étaient d’un certain âge avaient l’indolence et
la distinction caractéristiques des gens riches en goguette. Je scrutai de loin
le visage de chacun, prêt à décamper à la moindre alerte. En réalité je ne
craignais pas grand-chose, car tous avaient les yeux rivés sur le chanteur
debout au milieu de la salle, et parfois regardaient furtivement Sylla ou un
jeune homme qui se rongeait nerveusement les ongles à la table des hôtes les
moins distingués.
Le chanteur portait une toge ample de couleur violette,
ornée de broderies rouges et grises. Une abondante chevelure noire bouclée,
parsemée de quelques mèches blanches, était gonflée avec un tel art qu’elle se
dressait sur sa tête et en devenait ridicule. Quand il se tourna vers nous, je
vis son visage couvert d’une épaisse couche de fard blanc et ocre destinée à
masquer les rides et les bajoues. Je reconnus aussitôt le fameux travesti
Metrobius. Je l’avais déjà aperçu plusieurs fois dans la rue et une fois chez
Hortensius, lorsque ce célèbre homme de loi avait daigné me faire entrer, mais
je ne l’avais jamais vu en public, ni sur scène. Sylla s’était épris de lui il
y a des années, quand ils étaient jeunes.
Sylla était alors un inconnu et Metrobius, à ce qu’on dit,
un artiste fort séduisant. En dépit des ravages du temps et des caprices de la
Fortune, Sylla ne l’avait jamais abandonné. Après cinq mariages et d’innombrables
liaisons, c’était à Metrobius qu’il était resté le plus fidèle.
Metrobius était autrefois un bel homme svelte. Sans doute
avait-il été un chanteur de talent. Il avait maintenant la sagesse de s’exhiber
seulement en privé devant des gens qui l’appréciaient et de se limiter à des
parodies et des pitreries. Certes il forçait sa voix, mais on était fasciné par
ses airs maniérés, ses gestes précieux et les jeux d’expression sur son visage.
On n’aurait pas pu dire s’il chantait ou s’il déclamait, ou encore s’il
psalmodiait un poème en se faisant accompagner à la lyre. Parfois, si le thème
devenait guerrier, un tambour intervenait. Metrobius prononçait chaque mot avec
le plus grand sérieux, ce qui était du plus bel effet comique. Avant notre
arrivée, il avait dû modifier les paroles de la chanson, car le jeune poète qui
en était l’auteur et avait sans doute cherché à flatter Sylla donnait l’impression
d’être fort embarrassé.
Qui se souvient du temps où Sylla, beau garçon,
N’avait ni logis, ni sandales et pas un rond ?
Comment réussit-il à forcer son destin ?
En baisant une catin ! En baisant une catin !
La chance lui sourit grâce à Nicopolis
Qui, sans vergogne aucune, lui ouvrit ses belles cuisses.
L’auditoire se pâma de rire. Sylla fit une moue méprisante.
Chrysogonus, qui était allongé à côté de lui, était aux anges. À la même table,
Hortensius chuchotait à l’oreille de Sorex, le jeune danseur, tandis que Rufus
affichait un air blasé et dégoûté. En face d’eux le poète dont les vers avaient
été malmenés devint blanc comme un linge.
A chaque nouveau couplet la chanson était de plus en plus
obscène et le public riait de plus en plus fort. Même Sylla fut gagné par l’hilarité.
Le poète se mordait les lèvres et ne savait plus où se mettre. Un instant il se
détendit : après tout il n’était pas responsable de la parodie et même
Sylla la trouvait drôle. Puis il se renfrogna à nouveau, il était ulcéré d’entendre
son hymne patriotique complètement massacré. À sa table, les autres jeunes
gens, qui ne parvenaient pas à le dérider, lui tournèrent le dos et rirent de
plus belle. Les Romains aiment l’homme fort capable de se moquer de lui-même
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