Fidel Castro une vie
fait, jusqu’en 1983, date de l’installation, provisoire, de Pershing-II américains en République fédérale d’Allemagne, le calcul s’est révélé juste.
Et « K. » a, en toute certitude, obtenu ce que Kennedy n’était d’abord pas disposé à concéder : la pérennisation de Fidel. « Se débarrasser du régime Castro et de l’influence communiste à Cuba » était, en effet, jusqu’à la « crise d’octobre », l’obsession des Américains. Après cet événement, le
Lider
a été tranquille en son île. Cherchait-il autre chose lorsque, vers la mi-1962, il a entrepris de négocier une forme supérieure de protection soviétique ? Pour lui, des fusées à Cuba étaient une manière de rééquilibrage « du faible au fort », une « dissuasion » contre toute invasion américaine. Il voulait, il l’a dit, « garantir la paix d’une manière définitive ». Sa paix.
Étrangeté que ce goût d’établir des choses pour l’éternité chez un homme dont le discours célèbre la dialectique avec une conviction héraclitéenne ! « Les décisions révolutionnaires sont par nature éternelles », avait-il déjà déclaré, de façon stupéfiante, le 17 octobre 1960.
De l’incontestable victoire qu’il a obtenue en 1962, sa survie assurée, Castro n’a exprimé sa satisfaction que bien plus tard. Sur le moment, il se montre furieux d’avoir été tenu à l’écart des tractations entre Moscou et Washington. Lorsqu’il apprend la décision de retrait, il frappe le mur de son poing et casse une paire de lunettes, a raconté Guevara. La reculade de Khrouchtchev le sidère : « Nous n’avions jamais envisagé cette hypothèse », a-t-il admis. Dans un entretien informel avec des étudiants, il aurait accusé « Monsieur K. » de « manquer de
cojones
» (couilles). D’ailleurs, ses foules conspuent « Nikita
maricón
» (Nikita la pédale). À l’Italien Gianni Mina, Fidel déclarera que les relations soviéto-cubaines ont été « altérées durant des années » par ce comportement « incorrect ». À l’envoyé du
Monde
, Claude Julien, rencontré quelques mois plus tard chez Carlos Franquí, Castro déclare : « Si Khrouchtchev était venu lui-même, je l’aurais boxé. » Le
Lider
, il est vrai, a démenti ensuite avoir « accordé aucune interview à aucun correspondant du
Monde
» – une manière à lui de jouer sur les mots.
C’est donc la réaction de l’orgueil blessé qui prévaut chez Castro plutôt que la satisfaction d’un gain – obtenu, il est vrai,sans panache. Car la promesse de Kennedy de ne pas envahir Cuba n’est pas consignée dans un traité, comme il en aurait rêvé : c’est un « point d’honneur » entre les deux leaders mondiaux. Khrouchtchev a écrit dans ses
Mémoires
qu’il pensait avoir assuré la sécurité de Cuba pour deux à six années – le temps imaginé de la permanence de Kennedy à la Maison Blanche. Mais à ces considérations de
gentlemen
Castro ne croit pas beaucoup, bien que l’évocation de son propre « honneur » lui soit un thème récurrent. Il a tort : malgré l’assassinat de Kennedy à Dallas un an plus tard, et en dépit du déboulonnage de Khrouchtchev par ses « camarades » du Kremlin deux ans après la crise, la promesse d’octobre 1962 n’a jamais été rompue. Plus aucun chef d’État américain, pas même Ronald Reagan, pas même George Bush Jr., n’a rien entrepris contre lui. L’esprit chevaleresque des Américains ? Certes non ! Mais la gravité de la crise a pu instiller aux États-Unis l’intuition que Cuba est un baril de poudre atour duquel on ne saurait promener la torche.
Plus encore qu’en avril 1961, Castro a, en 1962, conquis le respect de son adversaire, et ce bien que l’esprit américain ait la duplicité en horreur. Après le paroxysme, Kennedy sera même tenté d’ouvrir le dialogue avec le
Lider
: fin de notre embargo contre un arrêt de votre soutien aux révolutions d’Amérique latine – ce dont a témoigné Jean Daniel, du
Nouvel Observateur
, porteur d’un message de « normalisation » du président américain à son homologue cubain, le jour même de l’assassinat de Dallas. Fidel a suggéré qu’il aurait été prêt à une rencontre… en Suisse. La raison pour laquelle le
Lider
a, durant ces rudes journées d’octobre 1962, conquis ses galons d’homme d’État aux yeux de la première puissance mondiale est celle-là même qui aurait pu le rendre méprisable aux yeux des
Weitere Kostenlose Bücher