Fourier
unique. Comme le fait remarquer Frank Manuel,
c’est un « homme d’intuitions », un penseur fertile, dont les disciples ont
pour tâche non pas de simplifier une théorie complexe, comme ceux de Fourier,
mais au contraire de développer et de formuler les idées embryonnaires. C’est
aussi un homme dont les idées sont en constante évolution. Au début de sa
carrière, Saint-Simon cherche à tout prix à créer une science sociale sur le
modèle de la physique newtonienne. Plus tard, après la chute de Bonaparte, il
se fait prophète de la restructuration technocratique de la société et devient
en quelque sorte l’avocat non officiel de la bourgeoisie libérale, dont la
fortune et le pouvoir se sont considérablement accrus sous l’Empire. Persuadé
que l’aristocratie parasitaire constitue le principal obstacle au progrès
social, il conçoit peu à peu l’idée d’une réorganisation sociale menée par une
élite de savants et d’industriels. A la fin de sa vie, sa pensée prend un tour
plus humanitaire et, de partisan de l’industrialisme qu’il était, il devient le
défenseur de la « classe la plus pauvre et la plus nombreuse ». Son dernier
livre est un appel à un « Nouveau Christianisme » qui se donnerait pour but «
l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre 3 ».
A sa mort, en 1825, Saint-Simon est encore méconnu du grand
public. Mais il a déjà rassemblé autour de lui un remarquable petit groupe de
disciples : beaucoup d’entre eux sont issus de l’École polytechnique, dont ils
ont retiré une solide formation en mathématiques et en sciences ainsi qu’une
foi inébranlable en la science comme instrument de progrès social 4 . Ce sont des jeunes gens brillants, qui se
posent des questions; sensibles à l’anarchie morale et politique de la période
post-révolutionnaire où tous les liens sociaux traditionnels semblent dissous,
en quête d’une croyance qui donnera à leur vie le but et le sens qu’ils n’ont
pu trouver ailleurs, ils s’intéressent à Saint-Simon, non tant parce qu’il fait
de la science le pivot d’une réorganisation matérielle et morale de la société,
mais parce que le « Nouveau Christianisme » semble rendre possible une
véritable réconciliation sociale 5 .
Quelques mois après la mort de Saint-Simon, ce petit groupe de
disciples fonde la revue "Le Producteur" afin d’y « développer et propager » les
théories de leur maître. La revue fait long feu mais le groupe reste soudé : à
la fin de l’année 1828, grâce à un prosélytisme actif au sein de l’École
polytechnique, de nouveaux membres sont venus grossir les rangs, et les
disciples se sentent prêts à entreprendre une présentation systématique de la
doctrine : pendant deux ans, ils se relaieront rue Taranne, dans un local loué,
pour donner une série de conférences qu’ils publieront ensuite sous le titre d
’
Exposition de la doctrine de Saint-Simon
6 .
La « doctrine » qu’ils élaborent n’est pas un simple résumé de l’enseignement
de Saint-Simon mais plutôt une « continuation », un « développement » de ses
idées sur l’histoire, le travail, l’industrie, l’amour et la religion. Au fil
de leurs conférences, les disciples radicalisent la pensée de leur maître et se
forgent ce qu’ils appellent eux-mêmes une « foi », une nouvelle religion qui
doit combler le vide moral et religieux de l’époque. En décembre 1829, ils se
constituent officiellement en « Eglise » sous l’autorité de deux « pères
suprêmes », Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard.
La religion saint-simonienne ayant fini par ne plus être qu’une
affectation doublée d’une quête futile de la « Femme messie » à travers le
Moyen-Orient, on a beau jeu d’en faire l’une des plus folles aberrations du
romantisme. Ce serait passer un peu vite sur l’impact émotionnel profond d’un
tel prosélytisme : dans les deux ans qui suivent sa proclamation, la religion
saint-simonienne a trouvé de nombreux adeptes en France, mais aussi en Belgique
et en Allemagne. Par ailleurs, il est évident, rétrospectivement, que le
saint-simonisme a contribué à cristalliser le mécontentement et les aspirations
de beaucoup d’écrivains et d’intellectuels de haut vol parmi ceux qui avaient
fait leurs armes sous la Restauration.
II
Comme Fourier, Saint-Simon a terminé ses jours dans le Sentier,
le quartier animé et quelque peu miteux de la
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