Galaad et le Roi Pêcheur
monde, je puis te l’affirmer, et seules les paroles me manquent pour t’en convaincre assez. » {48}
Là-dessus, le prêtre se lança dans un long discours : « Cette forteresse appartenait, voilà encore un an, au comte Ernaw, qui avait trois fils, tous trois bons chevaliers, et une fille, la plus belle qui fût dans ce pays. Les trois frères aimèrent leur sœur d’un amour si fougueux et si furieux qu’ils finirent par la violer, puis, comme elle avait eu la témérité de s’en plaindre à son père, ils la mirent à mort. Accablé par l’énormité de leur forfait, le comte Ernaw voulut les chasser de ses domaines, mais eux, oubliant tout respect et toute dignité, s’emparèrent de lui et l’enfermèrent dans une sombre prison après l’avoir cruellement blessé. Et ils l’eussent certainement tué si l’un d’entre eux, saisi d’un reste de scrupule, n’avait intercédé en sa faveur. Ensuite, ils commirent tous les forfaits imaginables, tuant clercs et prêtres, moines et abbés, faisant abattre jusqu’aux deux chapelles que possédait cette forteresse. Leurs crimes enfin ont été si grands que le plus surprenant est qu’ils n’en aient point été châtiés plus tôt.
« Ce matin même, leur père qui est malade et, je crains fort, à l’heure de mourir, me fit appeler pour recevoir les derniers sacrements. Je vins volontiers, car le comte m’avait toujours beaucoup aimé. Or, dès que j’arrivai ici, ses fils m’infligèrent les pires affronts et, lorsque, étant enfin parvenu au cachot du comte, je lui eus rapporté comment se comportaient ses enfants, il me dit : « Ne te mets pas en peine de cela, car ta honte et la mienne seront vengées sous peu par trois chevaliers de Jésus-Christ qui viendront rétablir la justice en ce pays. » Je le vois maintenant, mon bon seigneur avait raison. Vous êtes ceux que Dieu nous a envoyés pour nous libérer de ce joug odieux. Aussi, sois sûr que Notre Seigneur ne se courroucera pas de ce que vous avez fait. Du reste, si tu veux m’en croire, tu verras aujourd’hui un signe encore plus manifeste de sa dilection. »
Galaad appela ses compagnons et leur résuma tout cela, si bien que Bohort s’écria : « Eh bien, Galaad, ne disais-je pas que Dieu nous avait envoyés pour tirer vengeance des outrages qu’on lui inflige sur la personne de ses serviteurs ? S’il plaisait à Notre Seigneur, nous pourrions, à nous trois, débarrasser la terre de bien davantage de mécréants et de gens sans aveu ! »
Ils firent immédiatement délivrer le comte Ernaw, mais lorsqu’on l’eut transporté dans la grande salle, force fut d’admettre qu’il était à l’agonie. Toutefois, dès qu’il vit Galaad, il se mit à pleurer d’attendrissement. « Seigneur chevalier, dit-il, nous t’avons attendu si longtemps ! Or te voici parmi nous, grâce à Dieu. Je t’en prie, chevalier, presse-moi dans tes bras, que mon âme se réjouisse de voir mon corps mourir sur le sein d’un homme tel que toi. » Galaad embrassa le comte avec autant de délicatesse que de tendresse, et celui-ci, inclinant la tête comme un homme à son dernier souffle, murmura : « Beau Père des Cieux, je remets entre tes mains mon âme et mon esprit {49} . » Puis il retomba sur sa couche, et tout le monde le croyait mort quand il se reprit à dire : « Galaad, le Haut Maître te fait savoir que tu as en ce jour rendu justice en son nom. Il te faut maintenant te rendre au plus tôt chez le roi blessé. Il t’attend, afin que la guérison de son corps soit la guérison de tout le royaume. Partez tous trois le plus vite que vous pourrez. » Sur ce, son âme quitta son corps. Galaad et ses compagnons le pleurèrent longuement, tant les touchaient les tourments que cet homme avait éprouvés en sa vie, quoiqu’il se fût toujours montré un loyal seigneur et un fervent ami de Dieu.
Le lendemain, les trois compagnons, ayant abandonné la nef dans le port, se remirent en route avec la sœur de Perceval et chevauchèrent jusqu’à la Gaste Forêt. Lorsqu’ils y furent entrés, ils aperçurent le Cerf Blanc et les quatre lions que Perceval avait déjà vus. « Galaad, dit-il, voici une merveille dont je ne m’explique pas le sens. Je crois vraiment que ces lions gardent le cerf, mais ce mystère me laisse pantois. – Sur ma foi, répondit Galaad, je n’en sais pas davantage, mais, comme toi, je voudrais bien en connaître le fin mot ! Suivons-les
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