Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
chargera du soin de la vengeance, il finit, d’un ton
qui laisse voir quelque crainte, par prier, l’Être suprême de protéger
l’empereur, et de détourner les dangers qui menacent l’empire [1985] .
Ceux des délateurs, qui s’empressèrent d’obéir à cette
invitation étaient trop initiés dans les mystères de la cour pour ne pas
choisir les coupables parmi les créatures et les amis de Crispus. L’empereur
tint religieusement la parole qu’il avait donnée d’en tirer une vengeance
complète. Sa politique l’engagea cependant à conserver l’extérieur de la
confiance et de l’amitié avec un fils qu’il commençait à regarder comme son
plus dangereux ennemi. On frappa les médailles ordinaires ; elles exprimaient
des voeux pour le règne long et prospère du jeune César [1986] . Le peuple,
étranger aux secrets du palais, admirait ses vertus et respectait son rang. On
voit un poète exilé, qui sollicitait son rappel, invoquer avec une égale
vénération la majesté du père et celle de son digne fils [1987] . On était alors
au moment de célébrer l’auguste cérémonie de la vingtième année du règne de
Constantin, et l’empereur se transporta avec toute sa cour de Nicomédie à Rome,
où l’on avait fait les plus superbes préparatifs pour sa réception. Tous les
yeux, toutes les bouches affectaient d’exprimer le sentiment d’un bonheur
général, et le voile de la dissimulation couvrit un moment les sombres projets
d’une vengeance sanguinaire [1988] .
L’empereur, oubliant à la fois la tendresse d’un père et l’équité d’un juge,
fit arrêter, au milieu de la fête, l’infortuné Crispus. L’information fût
courte et secrète [1989] ; et comme on jugea décent de dérober aux regards des Romains le spectacle de
la mort du jeune prince on l’envoya, sous une forte garde, à Pole en Istrie,
où, peu de temps après il perdit la vie ; selon les uns, par la main du
bourreau, selon les autres, par l’opération moins violente du poison [1990] . Licinius
César, jeune prince, du plus aimable caractère, fut enveloppé dans la ruine de
Crispus [1991] .
La sombre jalousie de Constantin ne fut émue ni des prières ni des larmes de sa
sœur favorite, qui demanda grâce inutilement pour un fils à qui l’on ne pouvait
reprocher d’autre crime que son rang. Sa malheureuse mère ne lui survécut pas
longtemps. L’histoire de ces princes infortunés, la nature et la preuve de leur
crime, les formalités de leur jugement, et le genre de leur mort, furent
ensevelis dans la plus mystérieuse obscurité ; et l’évêque courtisan qui a
célébré dans un ouvrage très travaillé les vertus et la piété de son héros, a
eu soin de passer sous silence ces tragiques événements [1992] . Un mépris si
marqué pour l’opinion du genre humain, imprime une tache ineffaçable sur la
mémoire de Constantin, et rappelle au souvenir la conduite opposée d’un des
plus grands monarques de ce siècle. Le czar Pierre, revêtu de toute l’autorité
du pouvoir despotique, crut devoir soumettre au jugement de la Russie, de l’Europe
entière et de la postérité, les raisons qui l’avaient obligé à souscrire la
condamnation d’un fils criminel, ou du moins indigne de lui [1993] .
L’innocence de Crispus était, si généralement reconnue, que
les Grecs modernes, qui révèrent la mémoire de leur fondateur, sont forcés de
pallier un parricide que les sentiments de la nature ne leur permettent pas
d’excuser. Ils prétendent, qu’aussitôt que Constantin eut découvert la perfidie
qui avait trompé sa crédulité, il instruisit le monde de son repentir et de ses
remords ; qu’il porta le deuil, pendant quarante jours, durant lesquels il
s’abstint du bain et de toutes les commodités de la vie ; et qu’enfin, pour
servir d’instruction à la postérité, il fit élever une statue d’or qui
représentait Crispus avec cette inscription : A mon fils que j’ai
injustement condamné [1994] .
Ce conte moral et intéressant mériterait d’être soutenu par des autorités, plus
respectables. Mais si nous consultons les écrivains plus anciens et plus
véridiques ils nous apprendront que le repentir de Constantin ne s’est
manifesté que par le meurtre et par la vengeance, et qu’il expia la mort d’un
fils innocent par le supplice d’une épouse peut-être criminelle. Ils attribuent
les malheurs de Crispus aux artifices de Fausta, sa belle-mère, dont la haine
implacable, ou
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