Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
le
reconnut pour son collègue légitime et son égal, à condition qu’il renoncerait
à la honteuse alliance de Magnence, et qu’il choisirait un endroit sur les
frontières de leurs provinces respectives où ils pussent, dans une entrevue
assurer leur amitié par un serment de fidélité mutuelle, et régler d’un commun
accord les opérations de la guerre civile. En conséquence de cet arrangement,
Vetranio s’avança vers la ville de Sardica [2051] ,
à la tête de vingt mille chevaux et d’un corps d’infanterie plus nombreux. Ces
forces étaient si supérieures à celles de Constance, que l’empereur d’Illyrie
semblait avoir à sa disposition la fortune et la vie de son rival, qui,
comptant sur le succès de ses sourdes négociations, avait séduit les troupes et
miné le trône de Vetranio. Les chefs, qui avaient secrètement embrassé le parti
de Constance, préparaient en sa faveur un spectacle propre à éveiller et à
enflammer les passions de la multitude [2052] .
Les deux armées réunies furent assemblées dans une vaste plaine à la proximité
de la ville ; on éleva dans le centre selon les lois de l’ancienne discipline,
le tribunal, ou plutôt l’échafaud, d’où les empereurs avaient coutume de
haranguer les troupes dans les occasions solennelles ou importantes. Les
Romains et les Barbares, régulièrement rangés, l’épée nue la main ou la lance
en arrêt, les escadrons de cavalerie et les cohortes d’infanterie distingués
par la variété de leurs armes et de leurs enseignes, formaient un cercle
immense autour du tribunal ; tous gardaient un silence attentif, interrompu
quelquefois par les clameurs ou les applaudissements. Les deux empereurs furent
sommés d’expliquer la situation des affaires publiques en présence de cette
formidable assemblée. On accorda la préséance du rang à la naissance royale de
Constance ; et, quoique peu versé dans l’art de la rhétorique, il mit dans son
discours de la fermeté, de l’adresse et de l’éloquence. La première partie ne
semblait attaquer que le tyran des Gaules ; mais, après avoir déploré le
meurtre de Constans, il insinua que son frère avait seul le droit de réclamer
sa succession ; et, s’étendant, avec complaisance sur les agitions glorieuses
de la race impériale, il rappela aux soldats la valeur, les triomphes et la
libéralité du grand Constantin, dont les fils avaient reçu leur serment de
fidélité, qu’ils n’avaient rompu qu’entraînés par l’ingratitude de ses plus
intimes favoris. Les officiers qui environnaient le tribunal, instruits du rôle
qu’ils devaient jouer dans cette scène extraordinaire, parurent entraînés par
le pouvoir irrésistible de la justice et de l’éloquence, et ils saluèrent
l’empereur Constance comme leur légitime souverain. Le sentiment du repentir e
de la fidélité gagna de rang en rang, et bientôt la plaine de Sardica retentit
de l’acclamation unanime de : À bas ces parvenus usurpateurs ! longue
vie et victoire au fils de Constantin ! ce n’est que sous ses drapeaux que
nous voulons combattre et vaincre . Le cri universel, les gestes menaçants
et le cliquetis des armes, subjuguèrent le courage étonné de Vetranio qui
contemplait dans un silence stupide la défection de son armée. Au lieu d’avoir
recours au dernier refuge d’un généreux désespoir, il se soumit docilement à
son sort, et, se dépouillant du diadème à la vue des deux armées, il se
prosterna aux pieds de son vainqueur. Constance usa de la victoire avec une prudente
modération, en relevant lui-même ce vieillard suppliant qu’il affectait
d’appeler du tendre nom de père, il lui prêta la main pour descendre du trône.
La ville de Pruse fut assignée pour retraite au monarque détrôné, qui y vécu
six ans dans l’opulence et dans la tranquillité. Il se félicitait souvent des
bontés de Constance, et conseillait à son bienfaiteur, avec une aimable
simplicité, de quitter le sceptre du monde et de chercher le bonheur dans une
obscurité paisible, qui pouvait seule le procurer [2053] .
La conduite de Constance dans cette occasion mémorable, fut
célébrée avec une apparence de justice ; et ses courtisans comparèrent les
discours étudiés qu’un Périclès et un Démosthène adressaient à la populage
d’Athènes, avec l’éloquence victorieuse qui avait persuadé à une multitude
armée d’abandonner et de déposer, l’objet de son propre choix [2054] . Les
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