Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
aurait à vaincre en différents combats les robustes paysans de la
Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France,
et les intrépides citoyens de la Grande-Bretagne, qui peut-être même se réuniraient
tous pour la défense commune. En supposant que les Barbares victorieux
portassent l’esclavage et la désolation jusqu’à l’océan Atlantique, dix mille
vaisseaux mettraient les restes de la société civilisée à l’abri de leurs
poursuites, et l’Europe renaîtrait et fleurirait en Amérique, où elle a déjà
fait passer ses institutions avec ses nombreuses colonies [4446] .
III. Le froid, la pauvreté, l’habitude des dangers et
de la fatigue, entretiennent les forces et le courage des Barbares. Dans tous
les siècles ils ont fait la loi aux nations paisibles et policées de la Chine,
de l’Inde et de la Perse, qui négligeaient et négligent encore de suppléer à
ces avantages naturels par les ressources de l’art militaire. Les nations
guerrières de l’antiquité, de la Grèce, de la Macédoine et de Rome, élevaient
une race de soldats, exerçaient leurs corps, disciplinaient leur courage,
multipliaient leurs forces par des évolutions régulières ; et
convertissaient le fer, production de leurs climats, en armes utiles pour l’attaque
et pour la défense ; mais la corruption de leurs mœurs ou de leurs lois fit
invisiblement disparaître cette supériorité. La politique faible de Constantin
et de ses successeurs arma et instruisit la valeur indisciplinée des
mercenaires barbares qui renversèrent l’empire. L’invention de la poudre a
produit une grande révolution dans l’art militaire, en soumettant au pouvoir de
l’homme l’air et le feu les deux plus redoutables agents de la nature. Les
mathématiques, la chimie, la mécanique et l’architecture, ont appliqué leurs
découvertes au service de la guerre ; et les combattants emploient aujourd’hui,
pour l’attaque et la défense, les méthodes les plus savantes et les plus
compliquées. Les historiens peuvent observer avec indignation que les préparatifs
d’un siége établiraient et entretiendraient une colonie florissante [4447] ; on n’en
regardera pas moins, sans doute comme un bonheur, que la destruction d’une
ville soit une entreprise difficile et dispendieuse, ou qu’un peuple
industrieux fasse servir à sa défense les arts qui survivent et suppléent à la
valeur militaire. Le canon et les fortifications forment une barrière
impénétrable à la cavalerie des Tartares et l’Europe n’a plus à redouter une
irruption de Barbares, puisqu’il serait indispensable qu’ils se civilisassent
avant de pouvoir conquérir. Leurs découvertes dans la science de la guerre
seraient nécessairement accompagnées, comme l’exemple de la Russie le démontre,
de progrès proportionnés dans les arts paisibles et dans la politique civile ;
ils mériteraient alors d’être comptés dans le nombre des nations civilisées
qu’ils pourraient soumettre.
Si ces réflexions paraissaient insuffisantes, il nous
resterait encore une source plus humble d’espoir ou de sécurité : les
découvertes des navigateurs anciens et modernes, et l’histoire domestique ou la
tradition des nations les plus éclairées, représentent l’homme sauvage comme
également dépouillé de vêtement et d’imagination, privé de lois, d’arts,
d’idées, et presque d’un langage qui puisse les exprimer [4448] . De cette
situation abjecte, peut-être l’état primitif et universel de l’homme, il est
parvenu à dompter les animaux, à fertiliser la terre, à traverser l’Océan, et à
mesurer les cieux. Ses progrès, dans le développement et dans l’usage de ses
facultés mentales et corporelles [4449] ,
ont été irréguliers et divers ; très lents dans le principe, ils se sont
étendus par degrés avec une rapidité toujours croissante ; une chute subite à
souvent détruit en un instant les travaux pénibles de plusieurs siècles, et,
tous les climats de la terre ont éprouvé successivement les vicissitudes de la
lumière et de l’obscurité. Cependant l’expérience de quatre mille ans doit
diminuer nos craintes et encourager nos espérances. Nous ne saurions déterminer
à quelle hauteur le genre humain est capable de s’élever dans la route de la
perfection ; mais on peut présumer raisonnablement qu’à moins d’une révolution
générale qui bouleverse la face du globe, aucun des peuples qui
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