Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
’ est dire que l ’ individualité s ’ ajoute simplement en fait à l ’ espèce, sans qu ’ il y ait aucun lien de continuité intelligible de l ’ un à l ’au tre. Trait important qui se manifeste dans la critique que Duns Scot fait de la connaissance angélique d ’ après saint Thomas ; celui-ci pense, selon la tradition néoplatonicienne, que les anges connaissent les choses singulières non pas comme nous, mais parce qu ’ ils possèdent un intellect, supérieur au nôtre, où la connaissance des singuliers est contenue en celle des universaux : continuité à tout jamais impossible pour Duns Scot.
Comme il fait de la matière une réalité actuelle même sans la forme, de l ’ individu une réalité positive distincte de l ’ espèce, Duns Scot donne à l ’ intellect possible une activité qui est, en une certaine mesure, autonome, vis-à-vis de l ’ intellect agent : p.713 le rôle propre de l ’ intellect agent est de séparer la forme spécifique de l ’ image sensible où elle est en puissance ; mais celui de l ’ intellect possible est l ’ acte de comprendre, et de cet acte il est cause totale ; l ’ espèce intelligible, produit de l ’ abstraction, est requise non pour produire l ’ acte de comprendre, qui dérive de l ’ intellect possible seul, mais pour déterminer cet acte à tel ou tel objet [865] . Encore croit-il que la distinction des actes est seulement rendue manifeste par celle des objets, bien que, en elle-même, elle découle de la puissance intellectuelle toute seule. On voit aussi à quel point cette théorie écarte Duns Scot de l ’ illuminisme augustinien ; à la thèse d ’ Henri de Gand, que les objets sensibles ne peuvent éclairer l ’ âme et qu ’ il y faut un rayon divin, il réplique en citant la certitude des premiers principes qui sont appréhendés avec évidence, dès que les termes le sont, la certitude par expérience, enfin la certitude intérieure des faits de conscience, autant d ’ exemples de certitudes directes et autonomes.
C ’ est dans le même esprit qu ’ il affirme d ’ une manière si contraire au thomisme le primat de la volonté sur l ’ entendement. Bien loin que la volonté suive le bien connu par l ’ entendement, elle « commande à l ’ entendement » , en le dirigeant à la considération de tel ou tel objet ;« l ’ entendement, s ’ il est cause de la volition, est donc une cause asservie à la volonté » . Ce que vise Duns Scot, ce n ’ est pas de substituer au thomisme la vue augustinienne qui fait de l ’ amour plutôt que de la connaissance le but final des choses, c ’ est d ’ affranchir la volonté de l ’ entendement, comme il a affranchi la matière de la forme, l ’ individu de l ’ espèce, l ’ intellect de l ’ illumination divine : car ces considérations aboutissent avant tout à déclarer que la volonté est entièrement libre :« Rien autre que la volonté n ’ est cause totale de la volition dans la volonté. »
Ce sont ces vues psychologiques que Duns Scot transporte p.714 dans la théologie. Nul asservissement, chez Dieu non plus, de sa volonté à un bien conçu par son entendement. Sans doute, les possibles que Dieu conçoit par son entendement ne sont nullement des créations de sa volonté, et on ne peut trouver chez Duns Scot une théorie du primat de la volonté et de la création des vérités éternelles. La volonté ne peut vouloir l ’ impossible et le contradictoire. Seulement les possibles qu ’ il conçoit par son entendement ne donnent aucune règle à sa volonté créatrice : « De ce que sa volonté a voulu telle chose, il n ’ y a aucune cause sinon que la volonté est la volonté. » Aussi la volonté ne dépend pas de la règle du bien ; mais inversement la volonté est la première règle, et « nulle règle n ’ est droite sinon en tant qu ’ elle est acceptée par la volonté divine » .
Thèse qui a des conséquences importantes sur l ’ esprit de la morale scotiste. Les préceptes moraux qui nous font connaître le bien, dépendent d ’ une loi divine ; mais ce bien vient seulement de ce qu ’ ils ont été voulus par Dieu ; et, comme cette volonté est arbitraire, on peut concevoir que Dieu eût pu donner des commandements autres que ceux qui sont au Décalogue.
Cet arbitraire, cette discontinuité radicale que Duns Scot introduit jusque dans la réalité divine, commandent sa conception de la
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