La bonne guerre
vous avez entendu ça pendant deux ou trois jours, vous n’apprenez
plus rien de neuf. Prenez un jeune enfant. Tout lui semble normal. Je me
souviens de mes propres filles, de cinq et sept ans, quand elles sont venues me
rejoindre à Nuremberg. Je leur montrais les maisons détruites par les bombes, et
elles disaient : « Elles sont cassées les maisons. » Après en
avoir vu une ou deux, elles s’en sont complètement désintéressées.
Est-ce que vous décririez les accusés de Nuremberg comme
des gens ordinaires ?
Un homme comme Hjalmar Schacht, le banquier, avait une
intelligence et des dons exceptionnels. Mais en fait il était parfaitement
détestable. Si vous parlez des gardiens de camps de concentration et de tous
les sous-fifres qui ont commis toutes ces atrocités et tous ces meurtres, oui, c’est
tout à fait exact. Ils étaient tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
Pourquoi ont-ils fait cela ? Par mimétisme. La plupart
des gens suivaient le mouvement. On se débarrasse vite de ses principes moraux.
Prenez Eichmann, un minable petit électricien à Vienne. Il s’engage dans les SS
et devient officier et gentleman. Et ça lui plaît, la promotion sociale. Il n’a
jamais été plus haut que lieutenant-colonel, mais pour un petit électricien
viennois ce n’était déjà pas si mal. Ils s’adaptaient très aisément au modèle
que leurs supérieurs leur dictaient, parce que c’était ce qu’il y avait de plus
simple. Peut-être étaient-ils des maris très attentionnés, d’excellents pères
et des amateurs de musique. Ils s’étaient habitués aux principes moraux qu’avait
établis un régime autoritaire. Suivre les ordres était le moyen le plus simple
de s’assurer une vie tranquille.
Après mon retour on m’a souvent demandé de parler de
Nuremberg. Au début de 1950 je me suis adressé à la communauté juive d’une
synagogue de Brooklyn. Je leur ai dit : « Il est faux de croire que
les nazis de l’Holocauste étaient une bande de sadiques dérangés. Ce sont
presque tous des gens très ordinaires, comme vous et moi. » Si vous aviez
entendu les rumeurs de protestation qui se sont élevées de la salle ! Il m’est
arrivé la même chose le printemps dernier. J’ai dit au rabbin que j’avais une
vue des choses un peu clinique, et que ce n’était peut-être pas exactement ce
qui convenait à sa communauté. Il m’a dit que c’était un groupe très ouvert. Et
il s’est produit exactement la même chose.
Si notre population subissait les mêmes influences et les
mêmes pressions que celles qu’ont subies les Allemands, beaucoup d’entre nous
se comporteraient de la même façon. Ils ne seraient peut-être pas si nombreux, parce
que nous n’avons pas le même respect de l’autorité que les Allemands. Mais il y
en aurait beaucoup. Je pense que nous avons encore quelques solides garde-fous
dans notre système, mais ils ne sont pas à toute épreuve. Si la crise s’aggrave…
On sent déjà une bien plus grande amertume qu’il y a quelques années… Je vois d’ailleurs
certains phénomènes identiques se développer. Mais il faudrait bien plus que
tout ce que je vois pour en arriver là.
La plupart de nos héros sont des gens ordinaires. L’homme
ordinaire peut faire preuve d’un terrible courage et d’une terrible bestialité.
C’est la dure leçon de Nuremberg. Il est très facile de faire endosser la
responsabilité de la bestialité au nazisme. Si un millier de personnes
périssent dans un tremblement de terre, c’est affreux mais ce n’est pas
tragique. Il n’y a pas de tragédie parce qu’il n’y a pas d’élément humain. Vous
n’en tirez aucune leçon, vous vous méfiez des tremblements de terre, c’est tout.
La dure leçon de la tragédie, c’est que des gens ordinaires peuvent être amenés
à commettre de tels actes. C’est bien plus dangereux.
Arno Mayer
Il est membre du département d’histoire à l’université de
Princeton.
Je suis né au Luxembourg. Nous en sommes partis le 10 mai
1940, au matin de l’invasion allemande de la France, la guerre éclair. Nous
étions juifs. Il nous a fallu six mois pour arriver aux États-Unis.
Je suis entré dans l’armée au début de 1944. À Fort Knox ils
essayaient de faire de moi un commandant de chars. Ils pensaient avoir besoin
de personnel entraîné aux chars légers pour la progression d’île en île dans le
Pacifique. Mon unité au complet a été embarquée. Je suis le seul à
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