La Cabale des Muses

un tronc immobile, mais conserva son équilibre avec un soupçon de fierté tandis que le véhicule disparaissait sur la gauche du sinistre manoir.
    Lisa revint vers son complice d’escapade, le cul dans la mousse, ramassa à tâtons un morceau de branche, le lui brisa sur l’épaule pour évacuer sa terreur :
    — T’es content, crapaud ? gronda-t-elle Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire, bravache de mes…
    Elle s’interrompit, dans l’incapacité de prononcer une grossièreté toute masculine. Dédaigneux, il cracha dans sa direction. Il n’aurait pas dû. La rage s’empara de la frêle créature insultée. Le morceau de branche était encore assez long. Il décrivit une large courbe, s’abattit sur le crâne du garçon qui, les yeux écarquillés, tomba raide à la renverse.
    — Tu l’as bien mérité.
    Elle abandonna le moignon de bois éclaté, se jeta à genoux près de sa victime.
    — Tu pues vraiment de la gueule !
    Elle reflua. Il était sonné, mais respirait. Elle ne pensait pas avoir frappé si fort. Allait-elle le laisser crever ?... Mais elle ne serait pas sauve pour autant. Il lui fallait donc profiter de la situation… Toutefois, elle ne pouvait pas se présenter en toute innocence dans l’antre du diable, prétextant : « Je me promenais, n’ai pas vu tomber la nuit et me suis égarée… » ou raconter n’importe quelle fable !... Comment justifier son… leur arrivée nocturne, à pied au cœur de la forêt, au moment précis où survenait la voiture ? Les géants n’étaient pas stupides. Ils démasqueraient la supercherie. Ils les boucleraient dans une cave jusqu’à… C’étaient peut-être des ogres !...
    Gesticulant, Lisa tournait autour de Geoffroy toujours inconscient. Elle s’arrêta, lui assena un coup de pied : « Ma vieille, tu lui as cogné sacrément fort sur la caboche, je ne te savais pas aussi costaude ! »… Cependant, elle n’avait pas la force de le porter. En conséquence, c’est d’ici qu’elle devait donner l’alerte. « Tu n’as rien de mieux à me proposer, ma pauvre Lisa ? À la grâce de Dieu !... » Elle se laissa tomber au sol. Les tremblements de son corps qui s’étaient estompés revinrent à la charge. Le froid la mordait de toutes parts. Qu’en sera-t-il des loups ? Elle se concentra sur sa prière, la bredouilla avec ferveur, les mains jointes et les yeux implorant le firmament insondable… Geoffroy vagit, il n’était plus temps de tergiverser. Elle gonfla ses petits poumons d’air glacé :
    — À moi ! À l’aide ! Au secours ! s’égosilla-t-elle dans la direction du manoir d’où provenaient encore quelques bruits.
    Elle réitéra son appel… encore et encore, faillit capituler quand enfin une silhouette se découpa à la porte des écuries, fourche pointée, en rejoignant deux autres à l’entrée principale, munies d’une lanterne et de bâtons. Pour les orienter, elle poussa encore quelques cris aigus de fille, se laissa choir dans la neige, s’y roula en se lamentant, se cala en travers de son compère ennemi. Le crissement de pas empressés lui confirma l’approche de trois hommes.
    — C’est-i Dieu possib’ s’exclama le premier en découvrant les corps. Deux enfançons…
    — Qu’est-ce à dire ? intervint le deuxième. Une attaque, un abandon ? Méfions-nous que ce soit pas un piège.
    — Me dit rien qui vaille, confirma le dernier, levant haut son fanal pour un tour d’horizon.
    — Ils ont l’air mal en point. On peut pas les laisser là.
    — Certes, mais qu’en pensera le maître ?
    — Sous ses dehors bougons ou fantasques, c’est un noble cœur.
    — Oui-da, c’la dépend des jours.
    — Et c’est la nuit bien avancée. Il est déjà monté se coucher. On lui en causera demain. Il avisera.
    — Si tu en prends la responsabilité.
    — Charité chrétienne avant tout, Edgar ! Et puis, si les gens d’armes venaient à y mettre le nez…
    — T’as point tort.
    L’un prit Lisa-Gautier dans ses bras, l’autre chargea Geoffroy sur son épaule. Le lampiste fendit l’obscurité.
    Ils les déposèrent à l’office sur des bancs. Lisa fit mine de reprendre ses esprits car l’assommé commençait à s’agiter et, dans l’ignorance du stratagème, risquait de les trahir en lui reprochant son agression.
    — Où suis-je ?... Grand Dieu Tout-Puissant. Comment en avons-nous réchappé ?
    Elle se rendit compte qu’elle avait laissé sa voix