La Cabale des Muses
quelques mois auparavant que sa vie misérable de petite gueuse puisse basculer aussi rapidement, et tendre vers les hautes sphères de la connaissance dont elle ignorait tout. Elle rêvait, oui, elle était au royaume des songes éveillés et se pinçait parfois pour se persuader de la réalité de son nouvel état d’escolier dans une institution renommée qui ne recevait que des fils de famille, nobliaux ou riches commerçants. Ce fut comme une gifle, un choc quand elle se rendit compte qu’elle n’était pas – outre sa secrète condition de fille – très différente d’eux.
De plus, elle se montrait si sérieuse – phénomène inédit là aussi –, si concentrée sur ses leçons et opiniâtre à comprendre et mémoriser tandis que les garçons se dispersaient dès que possible en facéties, farces et chamailleries puériles, qu’elle leur damait parfois le pion. Alors, le soir, enfermée dans sa logette, elle se prenait à trépigner, à bourrer de coups de poings son oreiller de crin pour se détortiller les nerfs, à lutter contre les monstres invisibles de ses doutes et de ses anciennes angoisses, pour contenir ces cris perçants de pucelle qui lui roulaient dans la gorge.
« Que m’arrive-t-il ? Mais que m’arrive-t-il donc ? » Elle avait envie de clamer son amour à Dieu, le remercier encore et encore de l’avoir guidée vers Géraud Lebayle, sur l’arbre des corsaires d’où Gabin la chassait si souvent.
Elle se jetait à genoux au pied de son lit, croisait les doigts à s’en blanchir les articulations et priait avec une ferveur empressée par des psaumes de son cru car on ne lui en avait jamais appris, tremblant encore une fois que cette bulle irisée de mille chimères n’éclate un matin et que tout cela ne disparaisse.
Alors, dans la crainte viscérale qu’on découvre sa véritable identité, elle répétait et perfectionnait son personnage de Gautier, lui inventait un passé, une famille, des manies pour cacher ses élans trop féminins, copiait les attitudes et les gestes des autres garçons.
« Toute expérience peut se révéler un jour utile », se rabâchait-elle avec les intonations du maître philosophe, puits de science insondable, corne d’abondance du savoir qu’il dispensait sans compter, avec douceur, malice, truculence, l’œil pétillant de finesse, tonnant parfois, ravi quand il obtenait en retour une bonne réponse, une remarque sensée.
Toujours vêtu de noir, avec son éternelle toque sur le crâne, souvent de guingois, il se nourrissait de son propre enseignement que sa courte et lourde corpulence semblait rendre plus dense et inépuisable. Plus il donnait, plus il s’enrichissait, assurait-il.
Lisa apprenait les lettres, les sons, les mots savoureux avec une fringale illimitée, grignotait les chiffres croustillants, se gavait de récits antiques, d’anecdotes, d’expériences, du nom prestigieux des gens de bien que glorifiait le vieux maître. Pie soûle, elle sortait des cours, mais en redemandait, insatiable, même si elle ne comprenait pas tout, redoutant que chaque jour soit le dernier et qu’on la renvoie à la mendicité.
Elle ne regrettait qu’une chose : l’absence prolongée de Géraud, son… mentor, son père adoptif qui l’avait arrachée à sa lamentable condition, à la vie de prostitution et d’esclavage qui la guettait comme la plupart des filles de son âge déjà jetées en pâture aux instincts bestiaux des hommes des cayennes et des marins ivres.
En vérité, ce n’est pas elle qu’il avait d’abord cherché à sauver… mais sa sœur aînée. C’est elle qui avait imposé de participer au voyage parisien. Et voilà que Maline l’avait abandonnée… les avait abandonnés… Qu’était-elle devenue ? N’avait-elle cédé aux avances de son sauveur que pour l’épargner, elle, Lisa-la-pirate ?... Son cœur d’oisillon se ratatinait derrière son étroite cage thoracique. Elle devait penser à autre chose, vite et vite !...
Il y avait ce nouvel élève aussi, Grégoire. Ils avaient le même âge. Un peu dépaysé les premiers jours, il s’était rapproché d’elle, ou plutôt de lui, Gautier, qui n’avait su repousser cette amitié. Après tout, elle avait tout à y gagner : ne pas s’abstraire à tout propos, et s’effacer derrière lui en calquant ses attitudes ; puis, en retour, l’aider un peu à travailler sa lecture car, sans conteste, il était moins doué qu’elle !
Maître Affinius
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