La campagne de Russie de 1812
espèces. »
Rostopchine a fait
ouvrir les portes des prisons, libérant ainsi huit cents
prisonniers de droit commun. Ceux-ci – une foule « sale
et dégoûtante » – se répandent
dans la ville. Ce sont les futurs incendiaires de Moscou auxquels on
a proposé l'amnistie en échange de l'accomplissement
d'un grand exploit patriotique ». On déguise même
des agents de police en mendiants en leur ordonnant de mettre le feu
aux péniches anti-incendies amarrées le long des quais
de la Moskova.
*****
À la suite
de l'avant-garde, l'armée française – européenne
serait plus juste – apparaît sur les collines qui, vers
l'ouest, en demi-cercle, entourent la ville... Autrefois, tout
voyageur russe découvrant Moscou, du haut de la colline
traversée par la route de Mojaïsk, se prosternait et se
signait. Aussi l'endroit avait-il été baptisé
Poklonnaïa, le mont du Salut. C'est là que le samedi 14
septembre, dans l'après-midi, Napoléon, « transporté
de joie », s'arrête et regarde le spectacle. Il a
devant lui Moscou, les coupoles, les clochers bulbeux dorés ou
bicolores qui brillent au soleil. Au cœur de la cité, au
bord de la Moskova, il peut voir surgir les vingt tours et les
murailles crénelées d'un chaud brun rouge enserrant
toute une colline couverte de palais, de clochers dorés et
d'églises : le Kremlin – deux syllabes qui contiennent
un étrange pouvoir d'évocation.
– La voilà
donc cette cité fameuse ! s'exclame-t-il. Il était
temps !
Les troupes qui
arrivent successivement s'arrêtent médusées,
oubliant la terrible marche, cette interminable route qu'ils ont
suivie depuis le Niémen. Un nom vole de bouche en bouche :
– Moscou !
Moscou !
Napoléon
est entré au Caire, à Milan, à Vienne, à
Venise, à Madrid, à Berlin, à La Haye et à
Varsovie, mais jamais il n'a autant joui de son triomphe. Les
souffrances du trajet inhumain, l'hécatombe de la Moskova sont
oubliées. Que peut-il désirer de plus ? La paix ? Elle
ne peut plus tarder à présent ! Le tsar n'est-il pas
mis à genoux ?
La masse des
tambours de la Garde se fait entendre : c'est le signal de l'entrée
dans Moscou ! Musique en tête, au son de la Victoire est à
nous , les troupes descendent vers la cité. « L'étonnement
est mêlé de ravissement », raconte l'un d'eux
dans une lettre que les cosaques intercepteront. Des palais, des
bâtiments, non en bois « mais en brique et de
l'architecture la plus élégante et la plus
moderne... ». De son côté, Napoléon
écrira à Marie-Louise : « Il y a mille six
cents clochers et plus de mille beaux palais. »
Cependant, pas un
bruit ne monte de la ville. Étonné, puis anxieux que
pas un membre de la municipalité – un « boyard »,
selon son expression – ne soit venu au-devant de lui,
l'Empereur, qui se trouve encore dans le faubourg de Dorogomilov,
s'avance vers le pont qui enjambe la Moskova. Il est en partie
détruit, mais la rivière n'ayant que deux pieds de
profondeur, l'Empereur et Caulaincourt la passent à gué
et s'approchent de la porte de Dorogomilov. Les blanches murailles
entourant la ville ont alors déjà disparu. Un chemin a
pris leur place, ce chemin devenu aujourd'hui l'ombragée
Sadovoïé Koltzié. Napoléon s'arrête
devant la barrière – mais il n'y a personne devant lui,
personne non plus dans la célèbre Arbat qui s'enfonce
dans la ville, vers le Kremlin. Personne ! On lui annonce alors la
surprenante nouvelle :
– Moscou est
déserte !
Il est stupéfait
:
– Quel
événement invraisemblable ! Il faut y pénétrer.
Allez, et amenez-moi les boyards !
Il doit se rendre
à l'évidence : une très grande partie des trois
cent dix-neuf mille Moscovites a quitté Moscou à la
suite de l'armée tsariste. Le comte de Ségur n'avait
pas été trop surpris en constatant depuis Vilna l'exode
des paysans devant l'avance de la Grande Armée : « Mais,
écrit-il dans les villes, surtout dans la grande Moscou,
comment quitter tant d'établissements, tant de douces et
commodes habitudes, tant de richesses mobilières et
immobilières ? Et cependant l'abandon total de Moscou ne coûta
guère plus à obtenir que celui du moindre village.
Là comme à
Vienne, Berlin et Madrid, les principaux nobles n'hésitèrent
point à se retirer à notre approche : car il semble que
pour ceux-là, rester serait trahir. Mais ici, marchands,
artisans, journaliers, tous crurent devoir fuir comme les seigneurs
les plus
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