La danse du loup
sommeil fortement agité, car peuplé de rêves érotiques et de cauchemars, qu’après avoir gratté sur un parchemin quelques vers que je considérai d’une beauté grandiose la veille et d’une naïveté désarmante le lendemain.
Tant que le tumulte du corps nous enchaîne,
Il est difficile d’en briser les chaînes.
Si notre cœur accepte de se dépouiller
Du doute lancinant des arrière-pensées
Qui occultent la voie de l’intelligence,
Plus sûrement même que le corps de Vénus
Ne plonge dans des abysses de jouissance
Sens et sentiments par trop fols et envoûtés,
Tentés par la mortelle beauté d’Aconitus,
Il nous chaut de suivre l’étoile du berger.
Michel de Ferregaye, le capitaine d’armes, me confessa plus tard que le baron, qui l’avait appris, lui avait fait moult reproches pour avoir laissé une servante m’apporter mon souper. Passant outre à l’ordre formel qu’il lui avait donné. Il lui avait passé un sacré savon. Un savon dur. Pas mol. Avais-je au moins passé du bon temps, s’était-il enquis, l’œil malicieux ?
La veille de l’Ascension de Notre-Seigneur, le baron de Beynac pénétra dans l’antichambre, en oubliant de refermer la porte derrière lui. Il se dirigea vers moi d’un pas lent et mesuré.
Les semelles de ses bottes crissaient sur le parquet. Elles étaient belles. Moult fois plus belles que celles dont le tanneur de Castelnaud m’avait fait don. Elles étaient neuves. De belles bottes noires en cuir de Hongrie. Il avait dû les bailler cher. Autant que je pus en juger à la rondeur de son aumônière : elle était un peu flasque, ce matin. Elle ne contenait que des clefs et celle de l’antichambre était dans la serrure de la porte restée entrouverte.
L’heure de la sentence approchait. Sexte n’allait pas tarder à sonnerà la cloche de la chapelle. Pour la première fois de ma vie, je scrutai attentivement le visage impassible de mon maître, le puissant seigneur de Beynac, sire de Commarque et d’autres châtellenies, premier baron du Pierregord. Comme pour imprégnerma mémoire de ces détails que seul un condamné voit avec une acuité particulière. Avant d’être cloué au pilori.
Un nez aquilin, légèrement proéminent aux narines prononcées, des yeux bleus normalement écartés, des sourcils en broçailles qui contribuaient à son air sévère, une bouche aux lèvres plus minces que charnues sur un visage sec, aux traits taillés à la serpe, marqué par quelques rides encore peu profondes qu’entouraient des cheveux bruns, assez courts.
Les joues et le menton, rasés de près, laissaient apparaître une balèvre à senestre, cicatrice gagnée lors de la bataille de l’Écluse. Son col était fort mais dégagé sur une carrure impressionnante : un torse et des bras musclés, rompus aux combats ; des mollets fermes et solidement campés. Des pieds presque aussi longs que la tige de ses bottes.
Du haut de ses cinq pieds huit pouces, il dégageait une force tranquille qui en imposait à ses amis comme à ses ennemis. Moi, j’étais plus petit : je toisais cinq pieds six pouces.
Comme à l’accoutumée, le baron était revêtu d’un surcot noir qui tombait juste au-dessous des genoux, enfilé ce jour sur une chainse de caslin blanc, aux manches longues et bouffantes, serrées autour des poignets. Ses chausses étaient vertes. À sa taille, il avait ceint une épée dont le fourreau de daim noir était rattaché, à dextre, à une double ceinture en cuir repoussé de Cordoue, noire également. Ses seuls bijoux : un pommeau dont le chef était frappé à ses armes et un sceau aux mêmes sur la face d’un anneau.
La bague en or, sans pierre ni diamant, il l’avait glissée depuis longtemps de son annulaire senestre à sa main dextre (celle de la raison et non du cœur, m’avait-il expliqué un jour lorsque je lui faisais part de mon étonnement). Le signe d’une alliance ancienne avec l’épouse dont il vivait séparé et dont je ne connaissais même pas le nom.
Sur les deux faces du pommeau de son épée étaient enchâssées en émaux sertis et cloisonnés : burelé d’or et de gueules de dix pièces, les mêmes reproduits en plus grand sur le mur nord-ouest et sous la clef de voûte de la salle des États.
Des armes simples. Celles des familles les plus nobles. Les plus puissantes. De ces familles qui ont droit de haute et basse justice sur leurs vassaux et sur
Weitere Kostenlose Bücher