La lance de Saint Georges
qu’il ait
été si richement pourvu. Mais j’ai posé des questions au sujet de cette lance. Une
légende lui est attachée. On dit que l’homme qui la porte dans la bataille ne
peut être vaincu. Pure invention, bien entendu, mais la croyance en de telles
absurdités inspire les ignorants, et il y a un peu plus d’ignorants que de
soldats. Ce qui m’inquiète le plus, cependant, c’est leur but.
— Quel but ? demanda Thomas.
— On raconte, continua frère Germain en ignorant la
question, qu’avant la chute des dernières forteresses hérétiques, les seigneurs
noirs firent un serment. Ils savaient que la guerre était perdue, que leurs
bastions allaient tomber et que l’Inquisition et les forces de Dieu allaient
détruire leur peuple, alors ils firent le serment de se venger de leurs
ennemis. Il jurèrent qu’un jour ils détruiraient le trône de France et notre
sainte mère l’Église, et que pour y parvenir ils se serviraient du pouvoir de
leurs plus saintes reliques.
— La lance de saint Georges ? demanda Thomas.
— Celle-là aussi, répondit frère Germain.
— Celle-là aussi ? reprit messire Guillaume d’un
ton surpris.
Frère Germain trempa sa plume dans l’encrier, laissa tomber
une nouvelle goutte d’encre brillante sur le parchemin et termina habilement la
reproduction de l’écusson de l’arc de Thomas.
— L’éalé, dit-il, je l’ai déjà vue auparavant, mais les
armes que vous m’avez montrées sont différentes. L’animal tient un calice. Mais
pas n’importe quel calice, messire Guillaume. Vous avez raison, cet arc
m’intéresse, et il me fait peur car l’éalé tient le Graal. Le saint, le sacré
et très précieux Graal. La rumeur a toujours couru que c’étaient les cathares
qui détenaient le Graal. Il existe dans la cathédrale de Gênes un vilain
morceau de verre clinquant qu’on prétend être le Graal, mais je doute que notre
cher Seigneur ait jamais bu dans une pareille chose. Non, le vrai Graal existe
et celui qui le possède détient le pouvoir sur tous les hommes de la terre.
Il posa sa plume et continua :
— Je crains, messire Guillaume, que les seigneurs noirs
ne désirent prendre leur revanche. Ils rassemblent leurs forces mais se cachent
encore et l’Église n’y prend pas garde. Elle ne le fera pas avant que le danger
soit manifeste, mais alors il sera trop tard.
Frère Germain baissa la tête, exposant à Thomas le rond rose
de son crâne au milieu de la chevelure blanche.
— Tout a été prophétisé, dit le moine, tout est dans
les livres.
— Quels livres ? demanda messire Guillaume.
— Et confortabitur rex austri et de principibus eius
praevalebit super eum, dit frère Germain à voix basse.
Messire Guillaume jeta un regard interrogateur à Thomas,
lequel traduisit de mauvaise grâce :
— Et le roi du Sud sera puissant, mais l’un de ses
princes sera plus puissant que lui.
— Les cathares viennent du sud, dit frère Germain, le
prophète Daniel avait tout prévu.
Il leva ses mains tachées de pigments.
— Le combat sera terrible car ce qui en jeu c’est l’âme
du monde, et ils se serviront de n’importe quelle arme, même d’une femme. Filiaque
régis austri veniet ad regem aquilonis facere amicitiam.
— La fille du roi du Sud, traduisit Thomas, ira chez le
roi du Nord pour conclure un traité.
Frère Germain sentit une répugnance dans la voix de Thomas.
— Vous n’y croyez pas ? Pourquoi croyez-vous que
nous tenions les ignorants à distance des Écritures ? Elles contiennent
toutes sortes de prophéties, jeune homme, et chacune d’entre elles nous vient
directement de Dieu, mais une telle connaissance peut troubler les gens sans
instruction. Les hommes deviennent fous quand ils en savent trop.
Il fit un signe de croix et ajouta :
— Grâce à Dieu, je serai mort bientôt et emporté vers
la félicité d’en haut ; c’est vous qui devrez combattre les ténèbres.
Thomas alla à la fenêtre où il vit des novices qui
déchargeaient deux chariots de grain. Les hommes d’armes de messire Guillaume
jouaient aux dés dans le cloître. Voilà ce qui est réel, pensa-t-il, et non pas
les élucubrations d’un prophète. Son père l’avait toujours mis en garde contre
les prophéties. Elles font tourner la tête des hommes, avait-il dit. Était-ce
ainsi que sa propre tête avait tourné ?
— La lance, dit Thomas qui tentait de s’en tenir aux
faits plutôt qu’à
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