La Religion
Ils levèrent le nez au passage de Tannhauser et leurs visages étaient aussi radieux que ceux d’enfants en train de jouer. Quand il quitta le défilé pour déboucher dans la plaine, il aperçut au loin trois chevaux de guerre sans cavaliers qui broutaient l’herbe brunie, et une sensation de désolation l’envahit. Le sirocco arrachait des volutes de poussière à la piste, et dans les mirages de chaleur dégagés par la terre brûlée de soleil, les collines devenaient des montagnes en surplomb, déformées comme des monstres imaginaires composés de parties incongrues. Un quatrième cheval était attaché au bord de la route, à l’ombre d’un arbre rabougri, et deux formes humaines semblaient adossées à son tronc. Tannhauser poussa Buraq au petit galop, et plus il s’approchait, plus son cœur sombrait.
Deux costauds en armure cuisaient, les bras en croix dans le soleil de midi. Le premier était Bruno Marra. Du sang coulait de ses oreilles et de ses orbites, et son heaume était si profondément enfoncé dans le sommet de son crâne qu’il aurait fallu des outils pour le lui ôter. La plaque de poitrine du second chevalier montait et descendait encore. Entre autres blessures, la hampe d’une lance dépassait de son bas-ventre. C’était Escobar de Corro. Tannhauser sauta de sa selle, tira son épée, et de Corro leva les yeux vers lui. Les traits du Castillan tremblaient sous l’effort fait pour contenir ses hurlements, car il ne voulait pas donner cette satisfaction à son ennemi. Au-delà de cela, son visage n’écrivait rien de lisible. Tannhauser lui trancha la gorge puis s’approcha de l’arbre.
Gullu Cakie tenait une gourde d’eau turque devant les lèvres de Bors, et Bors buvait goulûment, puis il cracha de l’eau dans sa main et s’humecta le visage. Gullu semblait indemne et Tannhauser remercia le ciel. Bors était tête nue, les cheveux en bataille trempés de sueur, et il portait de multiples estafilades sur le crâne et la figure. Son bras gauche était à moitié détaché en haut de l’épaule, et os et tendons en forme de vrilles luisaient dans l’ouverture. De sous sa cuirasse, une flaque de sang débordait sur ses cuisses. Son mousquet d’argent et d’ébène était posé bien droit près de son oreille, comme s’il avait décidé que c’était cela qu’il emporterait dans l’autre monde à venir.
Tannhauser s’installa près de lui. Bors sourit.
« Un seul mort sur quatre ? dit Tannhauser. Ces jours dans le trou t’ont affaibli le bras, en plus de la tête.
– Le temps m’aurait laissé en revendiquer trois si tu n’étais pas arrivé, grogna Bors.
– Trois ?
– La main noire ne devrait plus trop t’inquiéter. J’en ai finalement collé une à travers cette maudite plaque de Negroli. Balle en acier, double charge de poudre, à cent cinquante pieds.
– Ça devrait achever le travail, dit Tannhauser.
– Anacleto, je te l’ai laissé. »
Tannhauser se tourna vers Gullu Cakie.
« Je les ai suivis jusqu’à la route de Mdina, dit Gullu. Ludovico ne pouvait pas grimper la côte. Ils ont tourné vers le Borgo à la place.
– Et le garçon ?
– En parfaite santé, dit Bors. Je crois l’avoir bien surpris. » Il sourit. « Je les ai tous surpris, ces bâtards. Tu ferais bien de te hâter, sinon Ludovico pourrait atteindre la ville et noircir ton nom.
– Vais-je te revoir ? demanda Tannhauser.
– Pas de ce côté de la perdition », répondit Bors en secouant la tête. Il désigna le haut de l’arbre sans ombre. Trois gros freux étaient perchés sur la même branche nue, les observant avec des mouvements de tête curieux. « Ils sont venus accompagner mon esprit de l’autre côté. Mais ne te lamente pas, car j’ai ravalé ma fierté pour me mettre en paix avec Dieu. La route a été longue et sa fin plus glorieuse que je ne le méritais. »
Tannhauser passa une main derrière la nuque de Bors et serra doucement. Maintes fois il avait imaginé ce moment. La mort de son ami le plus chèrement aimé. Et maintenant qu’elle était là, sa tristesse était plus que ce qu’il pouvait supporter et il ne parvenait plus à parler. Il ravala un torrent d’émotion et sourit.
« Quand tu rentreras à Venise, dit Bors, que tu vendras nos biens et que tu compteras notre or, donne ma part à la famille de Sabato Svi. C’était un damné Juif, pour sûr, et si je suis voué à l’enfer, lui et moi,
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