La Révolution et la Guerre d’Espagne
jour le jour, par des moyens de fortune :
saisie des comptes en banque des « factieux », saisie et vente de
bijoux ou objets précieux ayant appartenu à des rebelles, aux églises, aux
couvents. Mais le problème se repose sans cesse [123] .
Les banques, le crédit et le commerce extérieur échappant,
grâce au gouvernement, au secteur collectivisé, on vit se développer des
tendances à ce que l’on peut appeler un « capitalisme syndical ». Le
17 mai 1937, une commission de la C.N.T. de Barcelone les caractérise
nettement :
« Le souci démesuré de tout collectiviser, spécialement
les entreprises qui détiennent des réserves monétaires, a réveillé parmi les
masses un esprit utilitaire et petit-bourgeois... En considérant chaque
collectivité comme la propriété particulière, et non comme l’usufruit
seulement, on a fait abstraction des intérêts du reste de la collectivité...
Des entreprises collectivisées se sont uniquement souciées
de leur passif, produisant un déséquilibre dans les finances des autres
entreprises. »
Dans une intéressante étude, Juan Andrade [124] a mis en relief
quelques-unes des plus graves conséquences d’une situation de fait parfaitement
conforme, en outre, aux conceptions traditionnelles de la C.N.T. :
« Spontanée, n’obéissant à aucun plan d’ensemble, l’application de ces
mesures – syndicalisations comme collectivisations – eut comme résultat de
placer les travailleurs dans des situations matérielles très différentes » [125] .
Dans une usine qui possédait, à la veille de la révolution,
des stocks importants et des réserves monétaires, le travail se poursuit
normalement, avec les salaires augmentés. Les bénéfices passent à l’entretien
de l’usine, à l’amélioration des conditions de vie des ouvriers, aux œuvres
sociales de l’entreprise. Mais une usine en déficit ou démunie de stocks au
moment de l’insurrection ne peut ni fonctionner normalement, ni assurer le
paiement des salaires. Certaines entreprises vivront simplement en dépensant
petit à petit leurs réserves financières. Il y aura des entreprises riches et
des entreprises pauvres : les salaires varient dans des proportions
considérables d’une branche d’industrie et même d’une usine à l’autre. La
collectivisation aboutit aux mêmes inégalités et aux mêmes absurdités que
celles que ses tenants avaient critiquées dans le système capitaliste. Elle n’aboutit,
en tout cas, ni au socialisme, ni au communisme libertaire.
La collectivisation des terres, elle non plus, n’aboutit pas
à un système cohérent et satisfaisant de production. Certes, elle résout bien
des problèmes, et, indéniablement, permet souvent au paysan de mieux vivre, de
travailler plus rationnellement et d’augmenter la production. Mais il faudrait,
pour que ce progrès soit sérieux et durable, pour que l’exemple en soit
exaltant, apporter à ces paysans qui sont les plus misérables d’occident un
appui que l’industrie n’est pas capable de donner. Les mesures aussi radicales
que la vente, en faveur des collectivités, par le Conseil d’Aragon, des bijoux
saisis, ne couvrent qu’une infime partie des besoins. Il fallait des machines
agricoles, des engrais, des agronomes pour que la collectivisation des terres n’apparaisse
pas, très vite, comme une simple collectivisation de la misère. Comme le
souligne Borkenau, la révolution espagnole « s’est enfermée dans l’impasse
de discuter si la terre des paysans eux-mêmes serait possédée individuellement
ou collectivement ».
Le problème de la terre se réduisait en Espagne, à cette
date, avec la suppression de fait des redevances féodales, à celui de la
confiscation des terres des grands propriétaires, « factieux » ou
non. En ce sens, il a manqué à la révolution espagnole ce que fut à la
révolution russe le « Décret sur la terre » : quinze jours après l’exécution,
par la colonne Durruti, de trente-huit « fascistes » de leur village, les
paysans de Fraga ne se sont pas encore décidés à toucher à leurs terres qu’ils
n’ont ni partagées, ni choisi d’exploiter collectivement. Ils attendent. Après
les milices confédérales peuvent passer des milices communistes ou
républicaines qui affirmeront que les terres n’ont pas été saisies légalement,
ou – pourquoi pas ? – des gardes civils qui exigeront qu’elles soient
restituées aux héritiers des fascistes
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