Lancelot du Lac
« Jeune fille ! As-tu vu un noble chevalier qui se nomme Lancelot du Lac ? Si tu le connais, fais-moi savoir, je te prie, où il se trouve ! » Mais la jeune fille resta muette. Elle passa devant lui en jouant avec sa pomme d’or, et poursuivit son chemin comme si de rien n’était.
Gauvain alla alors vers l’entrée de la grotte, et tenant toujours son épée à la main, il avança prudemment, descendant une longue pente jusqu’à déboucher dans une grande salle. Il s’étonna qu’il y ait tant de lumière sous terre, mais il vit les fenêtres qui donnaient sur la mer. Il s’engagea dans un couloir, puis dans un second. Par une porte entrouverte, il entendit du bruit et s’approcha : il régnait là une grande activité, et, d’après les odeurs et la fumée, Gauvain comprit que c’étaient les cuisines. Il entra et vit qu’on s’y activait en grand nombre : certains coupaient du bois, d’autres récuraient des marmites, d’autres encore découpaient de la viande, ou aiguisaient des couteaux. Gauvain fit le tour des lieux, regardant autour de lui et posant des questions : mais personne ne répondait, chacun semblant sous l’emprise de la bêtise ou de l’abrutissement. Enfin, il aperçut Lancelot en train d’éplucher des légumes au bout d’une table et, tout heureux, se précipita vers lui.
« Lancelot ! s’écria-t-il, ami très cher ! Quelle joie de te retrouver sain et sauf ! » Lancelot sursauta et le regarda, l’air ahuri. Il était devenu gros et gras, le corps si empâté et alourdi, qu’il aurait pu sûrement soulever une charge que n’auraient pu remuer quatre hommes réunis. Mais son regard était vide, comme celui d’un être frappé de stupidité. « Lancelot ! reprit Gauvain, ne me reconnais-tu pas ? » L’autre lui répondit d’une voix éteinte : « Comment reconnaître quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? Or, que je sache, je ne t’ai jamais vu, pas plus que tu ne m’as vu moi-même. N’es-tu pas échappé de l’Enfer ? Que viens-tu faire ici ? Vraiment, je n’ai jamais vu personne comme toi : tu sembles en fer, des pieds à la tête. Non, je n’ai jamais vu pareil animal, bardé de fer comme tu l’es ! Et puis tu me fais grand tort de pénétrer dans ma cuisine. Ce sont sans doute les diables d’Enfer qui t’ont conduit ici, mais je crois bien que tu seras battu avant que nous nous séparions. Va-t’en en bas, avec ceux qui tissent, si tu sais le faire. À ton allure, je te vois mieux à l’aise avec des bottes de paille. Quitte ma cuisine ou je te frappe avec cette planche et te renverse dans le feu. D’ailleurs, si je sonne de ma trompe, on viendra aussitôt te jeter dans le feu par les pieds et les mains et on t’y laissera griller comme un cuissot de chevreuil ! »
Ce discours fit sourire un instant Gauvain, mais la douleur l’envahit bientôt à l’idée que le valeureux Lancelot avait perdu la raison. Les larmes lui montèrent aux yeux, puis, s’étant ressaisi, il reprit : « Lancelot ! pour l’amour du ciel, ne me reconnais-tu pas ? – Je ne t’ai jamais vu, s’obstina à répondre Lancelot. – Ah ! misère de ma vie ! s’écria Gauvain. Quand le roi Arthur l’apprendra, je crois bien qu’il en mourra de douleur. Quant à la reine Guenièvre, elle en deviendra folle de désespoir !
— Qui est le roi Arthur ? Je n’ai jamais entendu parler de lui. Et la reine Guenièvre ? J’ai une amie, mais elle n’est pas reine, et elle ne s’appelle pas Guenièvre. Et pourquoi m’appelles-tu Lancelot ? – Parce que c’est ton nom ! – C’est curieux que tu me donnes ce nom : il est étrange, et je crois bien ne jamais l’avoir entendu. Mais toi, qui es-tu ? – Je suis Gauvain. – Gauvain ? Est-ce vrai que Gauvain se trouve en face de moi ? – C’est la pure vérité : je suis Gauvain, neveu du roi Arthur, fils du roi Loth d’Orcanie. – Eh bien, Gauvain, puisque tu prétends t’appeler ainsi, je vais être très gentil avec toi, car tu me parais sympathique bien que tu sois tout en fer. Je vais te donner à manger de la graisse tendre. J’ai aussi une poule qui vient d’être rôtie au poivre, je te la donnerai. Je te la donnerai tout entière, avec un morceau de galette et du vin vieux. Tu verras, c’est très bon. Je te traiterai mieux que les autres parce que je crois me souvenir t’avoir rencontré dans mon enfance, ou du moins avoir entendu parler de toi. Mais je ne sais si
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