Le commandant d'Auschwitz parle
Ses discours, les ordres dans lesquels il insistait sur
le caractère criminel et dangereux de l’activité des internés, ne pouvaient
rester sans effet. Sans cesse endoctrinées par lui, les natures primitives et
frustes concevaient à l’égard des prisonniers une antipathie et une haine
difficilement imaginables pour les gens du dehors. L’influence de Eicke s’est
fait sentir dans tous les camps de concentration, sur toute la troupe et les
officiers SS qui y étaient affectés et elle a produit son effet bien des années
après que Eicke eut quitté son poste d’inspecteur [38] .
C’est par cette attitude haineuse que s’expliquent tous les
sévices, toutes les tortures qui furent infligés aux internés des camps de
concentration.
Cette position fondamentale se trouvait encore renforcée par
l’activité des vieux commandants tels que Loritz et Koch pour lesquels les
internés n’étaient pas des êtres humains mais des « Russes » ou des « Canaques ».
Les internés n’ignoraient naturellement rien des sentiments
qu’on avait inculqués à leurs gardiens. Pour les fanatiques, les obstinés, cela
ne faisait que les confirmer dans leur point de vue initial ; quant à ceux
qui étaient animés de bonne volonté, ils se sentaient repoussés et offensés.
Toutes les fois que Eicke venait donner des directives à ses
subordonnés, cela se répercutait immédiatement sur l’ambiance du camp. Les
internés étaient abattus et observaient avec angoisse le moindre geste des SS.
Des bruits sinistres se répandaient au sujet de nouvelles représailles. Bientôt
l’inquiétude devenait générale.
Pourtant rien n’avait changé extérieurement : c’était l’attitude
hostile du personnel qu’on ressentait avec plus de netteté.
Combien de fois n’ai-je pas entendu dire à Dachau : « Pourquoi
les SS nous détestent-ils tellement ? Ne sommes-nous pas, nous aussi, des
êtres humains ? » D’après ces questions, on peut facilement juger du
caractère des rapports qui s’étaient établis entre les internés et les SS.
Pour ma part, je ne crois pas que la haine et le mépris de
Eicke à l’égard des « dangereux ennemis de l’État » aient été tels qu’il
l’affirmait constamment devant la troupe. Il me semble plutôt qu’il voulait
stimuler le zèle et l’énergie des SS par ces appels réitérés à la sévérité. Il
ne se rendait pas compte de l’effet que produiraient, en définitive, ces
incitations à la haine.
Formé dans l’esprit de Eicke, imbu de ces enseignements, j’ai
exercé mes fonctions au camp de concentration comme chef de bloc, comme Rapportführer [39] , comme
administrateur de la manutention, et ici je dois faire un aveu. J’ai fait mon
service attentivement et consciencieusement, au contentement général ; j’ai
surveillé les internés sans la moindre défaillance ; j’ai été sévère et
souvent dur à leur égard. Mais j’avais été moi-même prisonnier pendant trop
longtemps pour ne pas comprendre leur misère. Les « incidents »
pénibles qui se produisaient dans la vie du camp ne pouvaient manquer d’éveiller
ma sympathie à leur égard. J’affichais un visage glacial tout en éprouvant une
profonde émotion intérieure chaque fois que j’étais appelé à faire un constat
de suicide ou d’accident de travail, chaque fois que je voyais fusiller des
fuyards, vrais ou présumés, chaque fois que je surveillais des bastonnades ou
des travaux particulièrement pénibles, infligés par Loritz, en guise de
punition. Mon masque impassible lui faisait croire qu’il n’avait pas besoin de
m’inciter à la sévérité comme d’autres SS qui lui paraissaient trop « mous ».
Je dois alors reconnaître ma culpabilité. Je m’étais rendu
compte que ce service ne me convenait pas parce que je n’étais pas d’accord
avec les méthodes appliquées par Eicke. Dans mon for intérieur je me sentais
trop solidaire des internés, ayant moi-même vécu pendant trop longtemps la
pénible existence d’un prisonnier.
À ce moment-là, j’aurais dû me présenter devant Eicke ou
devant le Reichsführer SS et déclarer que je ne me sentais pas apte à servir
dans un camp de concentration parce que j’éprouvais trop de sympathie pour les
internés.
Or, je n’ai pas eu le courage de le faire, car je ne voulais
pas dévoiler mon état d’âme et avouer ma faiblesse, et j’étais trop entêté pour
reconnaître ouvertement que
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