Le Dernier mot d'un roi
peau, couvrent sa poitrine, entre les côtes, de pustules et de croûtes. Anne se demande comment il peut encore travailler avec sagacité dans la journée, dicter autant de lettres, étudier chaque projet dans le détail, donner des instructions en langue claire et voyager sans arrêt. Elle évoque notamment ce pèlerinage à Saint-Claude qui a duré du printemps à l’été, entrepris de manière officielle pour répondre au vœu solennel de Batarnay et de Commynes, en réalité pour se montrer, prouver son existence royale, enquêter sur l’administration des provinces et sur l’obéissance des hommes en place. En avril, à bout de forces, aphone et trempé de sueur, tremblant de fièvre, il s’est arrêté à Beaujeu où Anne, prévenue par Pierre, l’a rejoint. Elle a cru qu’il ne passerait pas la nuit. Mais le lendemain, un courrier, arrivant de Picardie, a annoncé au malade que Marie de Bourgogne venait de mourir et cette nouvelle lui a redonné la voix : « Anne, nous sommes tranquilles, Dieu merci ! Fini, les soucis de frontières. La Bourgogne, en son entier, appartient à la France. » Riant et toussant, s’étranglant sur les mots, il s’est gaussé ensuite de l’empereur d’Autriche et du roi d’Angleterre : « Ils ne peuvent rien contre nous, sinon se taire. Comme le silence leur va bien ! Maximilien serre les lèvres. Édouard ferme les poings. Ils sont admirables tous les deux. » Trois jours plus tard, il reprenait la route, gagnait Mâcon, puis Tournus, communiait à Paray-le-Monial, atteignait enfin les montagnes franc-comtoises et l’église où repose saint Claude dont le corps demeure incorruptible selon la pensée des bienheureux qui le vénèrent. Anne songe à tout ce qu’il a fait ensuite : son retour en bateau vers la Touraine et ce long séjour à Cléry où, méditant sur ses fins dernières, il a veillé sur le décor de son propre tombeau, sans oublier pour autant de recevoir, en juillet, les envoyés des États de Flandre et traiter avec eux d’intérêts militaires et matériels. Puis, dans la même semaine, apprenant la mort de Monseigneur de Poisieu, archevêque de Vienne, il a écrit au chapitre cathédral de cette ville pour faire élire d’autorité son aumônier et ami Angelo Cato.
Aucune lueur ne traverse encore les vitres de la fenêtre. Pourtant, le jour se lève. Anne le sait car l’air s’allège de manière subtile dans la chambre et Pierre, qui dort à ses côtés, respire avec moins d’assurance. Dans quelques minutes, il va se réveiller. Elle ne se tourne pas vers lui et se contente de l’écouter. Pour l’instant, rien ne presse. Elle a besoin de réfléchir, de profiter de l’immobilité et de l’ombre avant de parler. Il n’a jamais ronflé, la nuit, mais a toujours respiré avec bruit, en marquant la mesure. On le reconnaît bien là. La mesure, c’est un peu son métier, sa nature, sa présence. On pourrait perdre patience devant tant d’équanimité. Il s’arrange pour que son équilibre et sa pondération n’agacent personne, ni le roi d’abord, ni sa femme ensuite. Anne se réjouit de l’avoir pour mari, pour allié et pour complice. Sans le vouloir apparemment, ni surtout le montrer, il l’apaise, calme ses angoisses, lui apporte au bon moment la confiance nécessaire. Elle se rit des jaloux et des mufles qui insistent du regard ou à mots couverts sur leur différence d’âge. Les vingt-deux ans qui devraient normalement les séparer, creuser un fossé entre eux, les rapprochent, prennent la forme imaginaire de l’enfant qu’ils n’ont pas eu, du fils adulte qu’ils auraient aimé. Une famille.
Nous sommes le 21 septembre, au château d’Amboise. Il y a un an, jour pour jour, Commynes et Batarnay, arrivant au Plessis, découvraient sur une paillasse le roi de France inanimé et, mal revenus de leur émotion, de leur stupeur, s’agenouillaient pour le vouer à saint Claude. Anne n’a pas oublié ce moment où, par faiblesse, elle a douté de son père. Mais peu importent les souvenirs. Elle ne veut songer qu’au programme d’aujourd’hui et compte sur Pierre pour convaincre le souverain qui les a fait venir. Il a l’intention d’avertir le dauphin des responsabilités qui l’attendent et des périls qu’il encourt en devenant Charles VIII. Il va lui faire la morale, lui tenir le
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