Le poursuivant d'amour
leur nuit de noces… sous les draps, il est vrai…
Elle se fut prêtée de bonne grâce à cette coutume. Il eût pu l’enfourcher n’importe où, même sur un lit de chardons ou une fourmilière ! Il la vit, tandis qu’elle riait, remonter sa robe au-dessus des genoux, et sans même avoir entrevu ses cuisses, il eût pu jurer qu’elle ne portait aucun blanchet (412) .
– Ne veux-tu pas simplement me toucher ?… Tu la tâtonnerais bien, elle, si elle était à ma place !
Assurément, il avait choyé, mignoté Oriabel. Il avait toujours une grand-faim 30 d’elle. Avant même d’avoir consommé le mariage avec lui, Mathilde rêvait de l’épicer à sa façon.
– Pas là, dit-il. Pas maintenant.
Détournant la tête, il aperçut, entre le rideau et le bois de la portière, les eaux grises du Rhône en crue. Des nuages se formaient. Sur Lyon, le ciel en était tout emmitouflé. Des arbres verdoyaient au-dessus des champs fricheux où des corbeaux assemblés semblaient tenir un concile.
– Là !… Voyez !… Usez-vous la vue à regarder !
Mathilde l’avait revoussoyé en tirant le rideau avec tant de rage que le cuir fatigué s’en était lacéré. Trois anneaux remuaient sur la tringle. « Elle devrait les prendre pour les enfiler à ses doigts. » Il sourit :
– Ne vous courroucez pas ainsi. Nous avons le temps d’être l’un à l’autre.
Quelle duplicité hantait désormais son cerveau !
– Nous avons la vie, dit-elle avec une espèce d’exigence sauvage. Tu vas voir ! De Montaigny, le regard s’étend sur les hautes montagnes des Alpes et suit le cours du Rhône depuis la vallée jusqu’à Vienne.
Au-dessous, dans un creux et sur la berge du Garon, l’on voit la maison forte d’Epeisses et plus loin le château de Goiffïeu… Or, nous aurons bien trop à faire pour être tentés de randonner soit vers Goiffïeu, soit vers Vourles et Millery… Mais parfois tu quitteras mes murs. Si j’étais sortie de Montaigny quand vint la morille je serais peut-être morte (413) .
Sans le vouloir sans doute, elle révélait qu’elle pouvait être effrayée. Comment avait-elle vécu lors du terrifiant fléau ? La peste noire s’était déclarée à Marseille lors de la Toussaint 1347. La Provence, la Langue d’Oc et la vallée du Rhône ; puis la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, l’Angleterre et les Allemagnes avaient subi ses dévastations. Les manants, les loudiers 31 périssaient par milliers. La disette aggravait la vulnérabilité des gens. Thoumelin de Castelreng avait interdit à tous – famille et serviteurs – de franchir l’enceinte du château. Sa femme s’était confinée dans sa chambre. La peste l’y avait rejointe.
– Ma mère, dit Tristan, est morte du mal noir.
Mathilde, tête basse, demeura silencieuse. Il se refusa d’ajouter : « J’étais jeune, mais je m’en souviens », peu enclin à l’offenser en lui remémorant leur différence d’âge. Ce dont il se rappelait, parce qu’on en avait longtemps parlé aux veillées, c’était que Philippe VI avait supplié la Faculté de Paris d’enrayer l’épidémie sans obtenir satisfaction. Les mires s’étaient plongés dans l’étude des astres et des grimoires arabes, j puis, comme aucun remède ne se révélait efficace, le mouvement des flagellants de Tournai – des fous, en vérité – avait prospéré en Picardie, en Champagne…
Partout. Mais la peste avait pris plus d’ampleur. On s’était tourné vers les Juifs. On les avait accusés d’empoisonner les puits et les sources. La papauté s’était mise à haïr ces pestiférés vivants. Des bûchers s’étaient élevés à Narbonne, Toulouse, Carcassonne, jusqu’à ce que le pape Clément, pris de remords, décidât de protéger ceux qu’il avait honnis. La pauvreté s’était installée dans le peuple, la noblesse, l’Église. Faute de bras – et, pour ceux qui avaient survécu, de courage –, les terres avaient été laissées à l’abandon. Du fait de la disparition des pourvoyeurs du Trésor, le roi avait augmenté les impôts avant que d’abaisser le taux d’or de la monnaie. Des malandrins s’étaient mis à rôder, à détruire. Des seigneurs ruinés, dépourvus de scrupules, s’étaient joints à leurs bandes. La plupart des religieux dévoués aux pestiférés avaient contracté leur mal. Comme eux, per obitum , leurs ordres s’étaient dissous ou corrompus. Les superstitions et le goût de la
Weitere Kostenlose Bücher