Le prix du sang
je ne te reprocherai quoi que ce soit, surtout pas cet héritage. Sauf lorsque tu manges tout le dessert, bien sûrâ¦
â Je ne le ferai plus, alors, rétorqua-t-elle sur le même ton affectueux.
Cette entrée en matière laissait deviner une suite plus délicate. Mathieu le savait. Jamais sa sÅur ne se serait inquiétée de recevoir autant quâun garçon. Comme elle se murait dans son silence, il finit par remarquer :
â Le souper sera froid.
â Je sais déjà ce que je veux faire de ma vie.
Le jeune homme jeta un regard sur le profil régulier de lâadolescente : le nez fin et droit, la petite moue de la bouche, la ligne volontaire de la mâchoire.
â Irma Levasseur, souffla-t-elle.
â Pardon?
Il comprenait toutefois très bien. Cette jeune femme de la région avait complété des études de médecine aux Ãtats-Unis avant dâobtenir, en 1903, le droit de pratiquer dans la province de Québec. En 1907, elle avait créé lâHôpital pour enfants Sainte-Justine, à Montréal, avec la participation de bourgeoises désireuses de se sanctifier par de bonnes Åuvres. Ce destin remarquable autorisait sans doute de nombreuses fillettes à rêver dâun autre avenir que celui de changer des couches ou même de vendre des rubans et des dentelles. Une poignée dâentre elles, moins que les doigts des deux mains chez les Canadiennes françaises, réaliseraient ce rêve.
â Je veux faire comme elle, médecin.
â Aucune université de la province nâaccepte les femmes.
â Pas même McGill?
â Je ne pense pas.
Elle mordit sa lèvre inférieure, les yeux toujours perdus sur le fleuve, puis plaida :
â Depuis trois ans, des filles vont là -bas à la Faculté de droit.
à onze ans déjà , une information de ce genre lui avait paru assez importante pour la retenir. Sa confidence ne trahissait pas un coup de tête passager, mais plutôt une décision réfléchie et ferme.
â Pas encore en médecine. Toutefois, je vérifierai. Je peux me tromper.
â Alors, jâirai plus loin que Montréal.
â Cela coûtera cher.
â Tu as vu la mine du notaire, tout surpris que mon père me donne autant dâargent. Si tu en as assez pour faire ton droit, jâen aurai assez pour faire médecine.
Sans doute, songea Mathieu. La somme suffirait même à lâentretien de sa sÅur pendant ses premières années de carrière, si les clients tardaient à se manifester.
â Ce sont aussi des études difficiles.
â Penses-tu vraiment que je suis première de classe pour faire plaisir aux pisseuses?
Certes non! De cela, le garçon en était certain. Il attendit un moment, le temps de la voir formuler la vraie question, celle qui hantait sa sÅur depuis des heures.
â Tu mâaideras?
â à obtenir ce que tu désires? Bien sûr. Tu te rappelles, je suis le meilleur grand frère de la ville.
Thalie chercha sa main sur le banc, la serra dans la sienne.
â Je ferai mes études en anglais.
â Cela me paraît évident.
Dans un futur prévisible, jamais les universités de langue française, dirigées par des prélats, ne permettraient lâaccès des femmes aux professions.
â En septembre, je veux aller au High School. Tu vas convaincre maman de me le permettre.
â Voyons, elle ne mâécoutera pasâ¦
Lâadolescente laissa échapper un rire bref, chargé dâironie, puis rétorqua :
â Si, elle fera comme tu dis. Maintenant, tu es lâhomme de la maison. Tu lui expliqueras que pour le magasin, je dois vraiment bien maîtriser cette langue. Les touristes deviennent de plus en plus nombreux, lâétéâ¦
Thalie connaissait la stratégie, les arguments à employer. Un moment, Mathieu se questionna sur la teneur de la lettre placée dans le cercueil enterré à Sainte-Foy. Sans doute sâagissait-il dâun petit exposé de tous ces projets, formulés pour son père alors quâil entamait son long voyage.
â Nous allons souper, maintenant?
Elle garda sa main dans la sienne pendant tout le chemin du retour. La scène devait toucher les passants qui les reconnaissaient : le frère et la sÅur, affublés dâhabits de deuil, cherchant à se rassurer
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