Le prix du sang
lâautre bout de la rue Saint-Joseph la troublait beaucoup.
Sensible au malaise créé, le jeune homme ajouta bien vite, pour se racheter :
â Sérieusement, vous ne trouverez rien là qui soit déplacé, je vous lâassure.
Lâétablissement se dressait rue Saint-Joseph, au-delà de lâintersection Dorchester. Il sâagissait dâune grande bâtisse faite de planches, ornée toutefois dâune façade en brique. Lâélément décoratif le plus spectaculaire consistait en une longue galerie couverte au second étage. Les jours de fête, des fanions sans nombre, pendus à la balustrade, battaient au vent. Depuis un mois, la mise en scène se révélait plus modeste. Le jeune homme sâarrêta sur le trottoir pour contempler lâalignement des Union Jack . Ces drapeaux de la métropole, de même que les affiches invitant les volontaires à sâenrôler, poussaient partout avec la vigueur du chiendent.
Continuant son chemin, il posa sa main sur les doigts gantés accrochés à son bras. La méfiance des débuts sâestompait, la jeune fille acceptait maintenant de se montrer avec lui dans les rues. Ses compagnes de travail lui jetaient des regards mi-envieux, mi-hostiles. Si à sa place, la plupart dâentre elles se seraient réjouies de la belle prise, elles affichaient une belle unanimité pour prédire une fin malheureuse, sinon honteuse, à cette idylle.
à lâentrée du Théâtre des familles, Ãdouard versa les vingt sous demandés pour deux fauteuils près de la scène. Très sombre, la salle pouvait accueillir quatre cents personnes assises, en plus de la centaine debout à lâarrière des rangées de sièges. Le confort demeurait tout relatif; lâodeur, avec une foule aux habitudes dâhygiène inégales, parfois un peu offensante.
â Vous verrez, câest tout à fait inédit comme spectacle, commenta Ãdouard en sâasseyant.
â Je suis déjà venue « aux vues », sous savez.
Lâagacement pointait dans la voix. Son compagnon répondit avec enthousiasme :
â Je le sais bien. Nous sommes même allés ensemble au Crystal. Mais ce soir, vous aurez droit à un vrai feature , un film italien dâune durée de deux heures.
â Deux heures!
Elle écarquilla les yeux de surprise. Dâhabitude, les cinémas montraient un assemblage disparate de bobines, sans même se soucier, quand il sâagissait dâune série, de les présenter au complet ou même dans lâordre. La jeune employée verrait ce jour-là le premier long-métrage connaissant un réel succès commercial en Amérique.
â Aussi long pour une seule histoire? Cela ne se peut pas.
â Je vous assure. Les revues spécialisées disent que pour sa production, il a fallu deux ans et un budget de cent quatre-vingt mille dollars.
Même pour Ãdouard, la somme paraissait inimaginable. Clémentine se demanda sâil pouvait se trouver autant dâargent dans toute la ville de Québec. Ses trois cents dollars annuels semblaient si ridicules en comparaison.
â Lâhistoire a été tirée dâun roman publié il y a une vingtaine dâannées.
Quelque chose dans les yeux de sa compagne lâamena à changer de sujet. Elle ne semblait pas vraiment réaliser que les comédiens « faisaient semblant » devant une caméra. Une semaine plus tôt, après sâêtre esclaffé à la vue dâun court film du Canadien Mack Sennett, elle avait demandé, en posant ses grands yeux sur lui : « Dans quelle ville les policiers sont-ils stupides à ce point? »
â Câest un film italien, précisa tout de même le jeune homme.
â Câest pour cela que je nâai pas compris le titre, Quo â¦
â Quo Vadis? Cela signifie « Où vas-tu? ». Câest en latin.
En plus, son compagnon connaissait la langue de lâÃgliseâ¦
Après quelques minutes dâattente, lâobscurité se fit totalement dans la salle tandis quâun rayon dâargent traversait lâespace pour aller éclabousser la grande toile blanche. Lâinnovation sâavérait trop récente pour que la population de la ville soit déjà blasée. Un « Ah! »
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