Le prix du secret
consacrée à l’office et à la buanderie. Brockley l’avait épousée, toutefois la vie qu’ils menaient avec moi était à l’opposé de sa nature. Comment me serais-je étonnée qu’elle ait parfois peine à me comprendre ?
En revanche, Brockley aurait dû être plus avisé. Il me respectait en tant que maîtresse et agent de Cecil, car j’avais fait mes preuves et il le savait bien. Néanmoins il gardait, ancrées en lui, certaines opinions concernant les femmes. Au fond de son cœur, il considérait que nous devions être protégées. Il déplorait ma détermination à avoir, Dale et moi, nos propres montures, au lieu de chevaucher de façon respectable – en croupe. Il n’oubliait jamais que c’était moi qui lui payais ses gages, mais il croyait que, puisqu’il était un homme, j’aurais dû me ranger à ses avis.
Il m’avait déconseillé de revenir à Saint-Marc et j’en avais fait fi ; maintenant, il était peu disposé à écouter mes raisons d’aller au Cheval d’or.
— Loin de moi l’idée d’être trop direct, madame…
— Quant à cela, j’en suis persuadée, Brockley.
Il usait toujours de ces périphrases avant de parler avec la plus extrême franchise. C’était à coup sûr le préambule d’une critique.
— … Mais auriez-vous oublié que l’aubergiste a menacé de vous tuer ?
— Il ignorait qui j’étais et protégeait Matthew. Mais il ne me fera pas de mal si mon mari est là pour se porter garant de moi. Or, je m’en vais là-bas afin de le rejoindre.
Ils me regardèrent fixement, Dale bouche bée et Brockley, son haut front barré par un pli.
— Pour… le rejoindre ? répéta-t-elle.
— J’ai reçu une lettre.
Je ne la leur montrai pas. Elle était en français, de toute façon, et ils ne l’auraient pas comprise. Mais j’aurais pu la citer de mémoire, de même que je connaissais par cœur chaque mot des rares lettres que Matthew m’avait envoyées.
À mon épouse, Ursula.
J’apprends que vous vous trouvez à Saint-Marc et vous enquérez de moi. Sans cela, rien ne m’aurait convaincu de vous écrire. Mais vous avez demandé de mes nouvelles, et je sais que, quoique vous m’ayez abandonné l’an passé, vous avez tout fait pour me sauver ; sans vous, j’eusse été pris. Vous éprouvez encore des sentiments à mon endroit, semble-t-il.
Maintenant vous êtes en France et vous inquiétez de ma santé. Je m’interroge sur ce que cela signifie. Pourquoi êtes-vous venue dans mon pays en cette période de troubles ? Souhaitez-vous me voir ? En ce cas, je serai au Cheval d’or , sous le nom de Mark Lenoir, du 6 au 10 avril au matin. Charpentier sait qui je suis. C’est par lui que j’ai appris votre visite, puis votre prochain départ pour un lieu nommé Douceaix. J’envoie cette lettre par son entremise. Si vous êtes déjà partie, Charpentier vous enverra un messager. Désirez-vous me voir, ma cuiller à sel ? Si oui, venez.
Matthew de la Roche
— Et si c’était un piège ? remarqua Brockley. Cela ne serait pas la première fois.
— Je sais.
J’avais déjà été abusée par une lettre forgée de toutes pièces, censée provenir de Matthew.
— Mais ce n’est pas un faux. L’écriture est bien la sienne, tandis que l’autre m’avait paru bizarre. Surtout, il utilise un… un nom secret qu’il m’a donné.
— Il aurait pu le révéler, suggéra Brockley. À messire Blanchard, qui sait ? Cela expliquerait son comportement étrange.
— J’en doute. Mon beau-père connaît peut-être l’existence de Matthew. Cecil a pu lui en parler, comme à Ryder et aux Dodd. Mais quoi que trame messire Blanchard, cela n’a aucun rapport avec cette missive. Sans indiscrétion, je ne serais pas surprise que, tous deux, vous vous donniez des petits noms intimes, chuchotés seulement dans le noir. Les révéleriez-vous ?
Dale rosit et Brockley se racla la gorge.
— Non, madame, non. Je vois.
« Cuiller à sel. » Matthew m’avait surnommée ainsi à cause de ma langue acérée. Il aimait, disait-il, son dîner bien relevé. La lettre forgée n’y faisait pas allusion. Sa mention cette fois-ci semblait un gage d’authenticité.
— Donc, je le répète : je veux aller à l’auberge sous votre protection, Brockley. J’espère y trouver Matthew.
— Et comment justifierez-vous votre absence au souper ? objecta-t-il, capitulant de mauvaise grâce.
— Hélène est absorbée par ses
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