Le sang des Borgia
Pesaro, Carmarino et Urbino restent à conquérir. Tu devras t’en charger, car il nous faut renforcer le pouvoir de la papauté et créer un gouvernement efficace sur l’ensemble de la Romagne.
Et, là-dessus, Alexandre se retira, car il devait recevoir sa courtisane préférée.
Il n’y avait un jubilé que tous les vingt-cinq ans, et le pape se disait qu’il n’y en aurait qu’un pendant son règne. C’était l’occasion de revenus énormes, car des pèlerins venus de toute l’Europe affluaient vers Rome pour entendre le sermon pascal du souverain pontife. Il fallait donc préparer l’événement avec soin si l’on voulait remplir les coffres de l’Église. C’était d’autant plus nécessaire que cet argent financerait la campagne militaire de César.
Alexandre voulait par ailleurs que le jubilé soit splendide, magnifique, de manière à refléter la majesté divine. Il aurait donc bien des choses à faire. Il lui faudrait percer de nouvelles avenues, assez larges pour accueillir des carrosses, faire disparaître les taudis, édifier des bâtiments neufs où les pèlerins se sentiraient en sécurité.
Il convoqua donc César et lui demanda de se charger de tout ; son fils avait intérêt à ce que le jubilé soit un succès financier sans précédent.
César accepta – mais il était porteur de mauvaises nouvelles.
— Selon des informations fiables, deux personnes de ton entourage te trahissent. Le premier est le maître de cérémonies du Vatican, Johannes Burchard.
— Que t’a-t-on dit de lui ?
— Qu’il est stipendié par le cardinal Della Rovere et tient un journal rempli de mensonges, souvent scandaleux, sur notre famille.
— J’en connais l’existence depuis longtemps ! répondit Alexandre en souriant. Burchard est d’une grande valeur pour moi.
— Comment cela ?
— Ses devoirs officiels n’ont que peu d’importance. Il m’est précieux parce que je lui confie tout ce que je veux que Della Rovere sache. C’est un système excellent, qui m’a bien servi jusqu’ici.
— Tu as lu son journal ?
Le pape éclata de rire :
— En effet, et depuis pas mal de temps. Certains passages sont fort intéressants : si nous étions aussi dépravés qu’il le prétend, nous nous amuserions davantage ! D’autres sont simplement ridicules, car ils témoignent de son manque d’intelligence, et d’autres sont risibles.
César fronça les sourcils :
— Je suis certain que Della Rovere compte le publier un jour, en le présentant comme un tableau fidèle de ton règne ! Cela ne t’inquiète pas ?
— Nos ennemis ont installé dans la place tant de chercheurs de scandale qu’un de plus n’y changera rien.
— Mais tu pourrais les mettre hors d’état de nuire. Alexandre prit un air pensif et répondit après un silence :
— Rome est une ville libre, mon fils, et je chéris la liberté.
— Père, les calomniateurs et les menteurs restent en liberté, et ceux qui servent et gouvernent sont incapables de se défendre ! Car personne ne croit la vérité. Si je devais juger les chercheurs de scandales, je les punirais sans pitié !
L’indignation de son fils amusa fort le pape. Comme si on pouvait empêcher les gens de se faire une opinion et de noter leurs pensées par écrit ! Mieux valait savoir ce qu’ils écrivaient.
— La liberté n’est pas un droit, mais un privilège ; pour le moment, j’ai décidé de l’accorder à Burchard. Il se pourrait que je change d’avis plus tard.
César n’insista pas ; il avait à porter d’autres accusations, redoutables pour sa sœur.
— Selon plusieurs de mes sources, très fiables, quelqu’un de notre famille complote avec nos ennemis pour nous détruire.
Alexandre demeura impassible :
— Ne me dis quand même pas que c’est ton frère Geoffroi ?
— Non, bien sûr. Il s’agit d’Alfonso.
Un peu d’inquiétude passa sur le visage du pape :
— Ce n’est sans doute qu’une rumeur mensongère. Je ne porterai pas de jugement, car Lucrèce l’aime beaucoup. Mais j’y réfléchirai.
À ce moment, une bruyante musique de fête monta de la rue, interrompant leur conversation. Le pape alla jusqu’à la fenêtre, souleva le rideau et éclata de rire.
— Viens donc voir !
S’approchant, César jeta un coup d’œil dans la rue. Des hommes vêtus de noir – plus d’une cinquantaine – s’avançaient, tous dissimulés derrière un masque dont le nez était remplacé par un énorme
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