Le seigneur des Steppes
Le seul moyen sûr, c’était
de se diriger vers l’ouest en longeant le fleuve Jaune jusqu’aux montagnes
situées à califourchon sur le Xixia et le désert de Gobi.
À la fin du dixième jour, Khasar avait insisté pour qu’ils
entrent dans un village et y cherchent des chevaux. Son frère et lui
disposaient encore d’une petite fortune en pièces d’or et d’argent : de
quoi terrifier des paysans qui n’avaient jamais vu de telles richesses. Même
trouver un marchand acceptant de changer quelques pièces d’argent contre du
bronze se révéla difficile. Ils ne purent acheter de montures et repartirent à
la tombée de la nuit pour ne pas rester trop longtemps au même endroit.
Lorsque la lune se leva, les quatre hommes exténués
avançaient lentement dans un bois de pins en tâchant de se guider aux étoiles. Pour
la première fois de sa vie, Temüge avait conscience de l’odeur de sa
transpiration et de la crasse de son corps. Il aurait voulu prendre de nouveau
un bain à la manière jin. Il se rappelait avec nostalgie sa première expérience
de la ville, la propreté de la maison de Chen Yi. Il oubliait les mendiants, la
foule grouillante tels des asticots sur un morceau de viande. Il était fils et
frère de khan, il ne tomberait jamais aussi bas. Découvrir comment des hommes
riches pouvaient vivre avait été pour lui une révélation et il assaillait Lian
de questions tandis qu’ils marchaient dans le noir. Le maçon était surpris que Temüge
connaisse aussi peu la vie citadine et ne comprenait pas que chaque nouveauté
était pour le jeune Mongol comme de l’eau pour un homme assoiffé. Il lui parla
de l’apprentissage auprès d’un maître, des universités où des penseurs
échangeaient des idées et débattaient sans effusion de sang. Maître maçon, il
parla des égouts installés jusque dans les quartiers les plus pauvres de la
ville, même si la corruption avait retardé les travaux pendant une dizaine d’années.
Temüge buvait ses paroles et rêvait de déambuler avec des lettrés dans des
cours noyées de soleil, de discuter de grands sujets, les mains derrière le dos.
Puis il trébuchait sur une racine presque invisible et le rire de son frère
brisait les images qu’il avait créées.
Alors qu’ils marchaient dans le noir, Khasar s’arrêta si
brusquement que Ho Sa lui heurta le dos mais l’officier xixia était trop aguerri
pour rompre le silence. Lian fit halte lui aussi, l’air perdu, et Temüge, à
nouveau tiré de sa rêverie, sentit sa respiration se bloquer dans sa gorge. Aurait-on
réussi à trouver leurs traces ? Ils avaient aperçu un poste de garde sur
une route deux jours plus tôt et avaient fait un large détour. Se pouvait-il
que l’ordre ait été transmis de traquer les fugitifs ? Submergé de
désespoir, il fut soudain certain que Chen Yi les avait trahis pour rester en
vie. C’était ce qu’il aurait fait lui-même et, pris de panique, il voyait
maintenant des ennemis dans chaque ombre.
— Qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il au dos de
son frère.
Khasar tourna la tête d’un côté puis de l’autre.
— J’ai entendu des voix. Le vent a changé de direction,
maintenant, mais je suis sûr de les avoir entendues.
— Nous ferions peut-être bien de marcher quelques lis
vers le sud, suggéra Ho Sa. Si des soldats nous cherchent, nous resterons
cachés dans les bois.
— Des soldats ne campent pas dans les bois, dit Khasar.
On risque trop de s’y faire surprendre. Non, nous continuons à avancer droit
devant mais lentement. Soyez prêts à vous servir de vos armes.
Lian tira de sa trousse un marteau à long manche qu’il
balança sur son épaule. Temüge lança à son frère un regard excédé.
— Peu importe qui se trouve dans ce bois. Ho Sa a
raison, nous devons éviter ces hommes.
— S’ils ont des chevaux, le risque en vaut la peine, argua
Khasar. Je crois qu’il va neiger et j’en ai assez de marcher.
Sans ajouter un mot, il repartit à pas de loup, forçant les autres
à le suivre. Temüge le maudit intérieurement. Khasar et ses pareils n’arpenteraient
pas les avenues de sa ville imaginaire ; ils en garderaient les murailles,
peut-être, tandis que des êtres supérieurs recevraient les honneurs qu’ils
méritaient.
Bientôt, ils aperçurent la lueur d’un feu entre les arbres
et tous entendirent les bruits que l’ouïe fine de Khasar avait captés. Un rire
monta dans l’air de la nuit et Khasar eut un
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