L'envol du faucon
impliqué, que cela lui plût ou non. Pis encore, le royaume de Golconde, dont le souverain avait accordé au Siam le droit de commercer sur la côte de Coromandel, était résolument mahomé-tan. A travers le golfe du Bengale, le drapeau siamois prenait l'apparence d'un pavillon à tête de mort.
Il était vrai, songea Ivatt, qu'Ali Beague, le despotique gouverneur de Masulipatam, était tout aussi rapace et cupide, mais même sa tactique de prédateur n'était pas tout à fait aussi scandaleuse que celle de White. Ivatt avait l'impression d'être assis sur un baril de poudre. Bien qu'Ali Beague et White fissent tous deux attention à ne pas s'en prendre aux bateaux de la puissante Compagnie anglaise des Indes orientales, dont le siège se trouvait à deux cents milles au sud de la côte, à Madras, ce n'était certainement qu'une question de temps avant que les deux fiers-à-bras ne se disputent le même trophée et ne se retournent l'un contre l'autre. Et que lui arriverait-il en tant qu'agent du Siam à Golconde ? Si les hostilités devaient éclater, serait-il renvoyé chez lui, arrêté ou retenu comme otage par Ali Beague ?
De nouveau, comme il l'avait déjà fait d'innombrables fois, Ivatt se demanda si Phaulkon avait conscience de ce qui se passait dans le golfe. Que savait-il exactement des activités de White ? Etait-il possible que Phaulkon le soutînt ? Ou faisait-il semblant de ne rien voir ? Il n'était guère vraisemblable que Phaulkon n'eût rien entendu. C'était un politicien trop avisé, et il avait des légions d'espions, Ivatt soupçonnait qu'en vérité Phaulkon ignoraii l'ampleur véritable des pillages de White. Si le brui en courait dans les villes côtières du golfe, Ayuthia la capitale, était loin à l'intérieur des terres, à une bonne dizaine de jours de voyage à travers une jungle dense depuis Mergui, le port le plus proche. Et Mergui, à travers lequel devait passer toute rumeur à destination d'Ayuthia, était le domaine de White. Tout homme qui eût dit du mal du grand Shahban-dar, ami et délégué du Barcalon en personne, risquait au minimum une flagellation en public.
Les marchands maures de Mergui, autrefois si puissants, étaient maintenant effrayés et silencieux, obligés de ravaler leur ressentiment. Leur chef, le prince Dai, avait été écrasé. Ivatt frissonna, comme il le faisait chaque fois qu'il se rappelait le sort du prince. Il l'avait vu errer dans la ville, suivi par une foule immense, portant autour du cou les têtes tranchées des principaux conspirateurs. Pendant trois jours et trois nuits, le prince avait regardé fixement des yeux sans vie, remâchant son sort et la folie du soulèvement qu'il avait orchestré, avant d'être lui aussi exécuté. Les chefs musulmans de Mergui n'oublieraient pas de sitôt cette ignominie, et il faudrait un certain temps avant qu'ils n'élèvent à nouveau la voix contre Phaulkon — ou contre White.
Ivatt avait songé à écrire à Phaulkon, mais c'était chose délicate que d'accuser un collègue dans un rapport. De plus, le risque était grand que les hommes de White, à Mergui, n'interceptent la lettre. Ivatt avait finalement décidé d'évoquer la question en personne lorsqu'il irait à Ayuthia le mois suivant. Comme il devait s'y rendre pour sa visite annuelle, il mettrait Phaulkon en présence des faits à ce moment-là. Ivatt ne doutait pas que Phaulkon n'eût ses propres méthodes pour accroître en secret sa fortune personnelle, comme n'importe quel autre mandarin puissant, mais sa grande estime pour le Grec reculait devant l'idée que les ordres d'attaquer et de piller des bateaux innocents dans le golfe pussent être venus de lui.
Ivatt avait toujours eu un attachement spécial pour Phaulkon, et sa loyauté envers l'homme qui lui avait offert son poste actuel était sans bornes. Son travail lui plaisait. Il était l'agent exclusif du monopole commercial du roi Narai dans le royaume indien le plus puissant après celui des Moghols. Il recevait tous les bateaux siamois, supervisait leur déchargement ainsi que la vente de leur cargaison et leur en confiait une autre pour le voyage de retour vers Mergui, à douze cents milles de là. Il vivait sur un grand pied, dans un vaste bungalow, servi par une foule de serviteurs enturbannés. Un secrétaire trilingue et une douzaine de garçons de bureau exécutaient ses moindres ordres, et pas une seule cérémonie officielle n'avait lieu à Madapolam sans que le
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