Les noces de fer
jamais…
Ogier soupira. Tancrède… Où était-elle ? En Bretagne ? En Angleterre ? Était-il nécessaire qu’il entendît son nom ?
— Tu l’aimais, Ogier. Cet amour t’empeurait. À Rechignac, c’était l’opinion de tous… Et si je te le dis maintenant, c’est qu’il faut que tu en conviennes toi-même… Je savais… et d’autres, qu’elle n’était pas… qu’elle n’est pas ta cousine… Et je crois bien qu’elle t’amourait, elle aussi.
Était-ce possible ? Champartel n’exagérait-il pas pour lui mettre du baume au cœur avant peut-être qu’il cessât de battre.
— C’est vrai, Thierry, que je l’ai parfois admirée… et détestée. Inégalement. Je me disais qu’elle avait une ardeur d’Amazone, ces guerrières dont me parlait Arnaud Clergue, notre chapelain… Mais crois-moi : elle ne se tranchera jamais le sein dextre afin de bander un arc.
— Je vous trouvais faits l’un pour l’autre.
C’était une révélation. Ogier en éprouva du plaisir. Chacun des mots qu’il avait entendus suscitait dans son être une infinité de sensations qu’il avait crues éteintes. Or, elles subsistaient et brasillaient. Mais il n’était plus temps de relire le livre de ses enfances. Ses yeux avaient changé, son esprit également. La simplicité de ses sentiments s’était irrémédiablement évanouie et Blandine en était la cause.
— Blandine est belle, mais…
Ogier voulut s’abstenir de poursuivre ; cependant il ajouta, poussé par un souci de vérité qui lui nettoyait l’âme :
— Crois-moi, Thierry : dans la vie, mieux vaut manquer d’amour que de courage. C’est désormais mon opinion. Elle me console de celle des autres, excepté de la tienne. Sache-le, compagnon, toi qui es heureux : il existe quelque chose de plus triste que l’agonie d’une passion. C’est la corruption de son souvenir, car cela vous fait pressentir la fin de vos illusions et, sans doute, la fin de vous-même.
— Tu vivras, j’en suis sûr… Tu as aimé Blandine autrement. À Chauvigny, elle a été le ferment et le garant de tes appertises.
— Voire, mon cher Thierry. À Chauvigny, après le trépas d’Adelis dont je n’ai jamais cessé de m’accuser, et malgré ta présence et celle de nos compagnons, je me suis senti seul… Je me noyais, du moins me l’a-t-il semblé… Blandine est passée. J’ai été… ébloui comme Raimondin devant Mélusine, Milles devant la belle Sadoine, Amys devant Bellisande, Philippe de Madien devant la douce Amordelis [362] .
— Tu as trop lu d’ouvrages de chevalerie !
— Certes. Mon oncle Guillaume en possédait quelques-uns. Je ne saurais te dire si leur influence, sur ma façon de penser, est encore bonne ou néfaste. Toujours est-il que j’ai paré Blandine de toutes les qualités… J’ai vu ou cru voir en elle, par l’esprit et par la chair, la sublimité faite femme. C’était… C’était un ange auquel involontairement j’ai rogné les ailes tandis que sciemment elle me coupait les…
— Je vois.
— Tancrède, quant à elle, n’était ni ange ni démon. Mais alors quoi ? Je me le suis demandé longtemps et me le demande encore. Qu’en dis-tu, toi qui l’as connue ?
— Je ne saurais te répondre.
— Ma cousine, si j’ose dire, c’était certes la beauté, mais c’était aussi la liberté incarnée. Rien ne la rebutait. Elle aimait tout passionnément.
Elle lui avait dit un jour : « Mon Graal à moi, c’est l’espace. » Il se merveillait encore de cette formule qui la résumait toute comme il se merveillait encore de son audace envers lui-même et de ses hardiesses en toute chose. Il n’eût certes pas excusé les façons et prétentions de Tancrède chez son épouse, moins par crainte qu’elle ne lui échappât tout à fait que parce qu’elle n’était pas de taille à soutenir une émancipation pareille. Elle jouissait – s’il pouvait employer ce verbe incongru à son intention – d’une complexion tellement différente ! Plus saine, assurément, malgré sa fragilité, ses malaises et migraines vrais ou simulés ; humble et résignée, du moins en apparence. Quelquefois, excédé par ses propos, reculades et suspicions, et dans le dessein fort improbable d’obtenir, faute d’une paix définitive, une trêve à leur désaccord, il avait été tenté de lui révéler de quelles sortes d’amours se délectait Tancrède. Il y avait renoncé davantage par mansuétude
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