Les porteuses d'espoir

devait être tiré à
     quatre épingles, sourire, se pencher, faire essayer à ces dames des paires de
     souliers et satisfaire leur moindre caprice. Son patron, un Juif immigré un peu
     avant la guerre, était gentil, mais Mathieu le trouvait d’un ennui mortel. En
     tant qu’avocat, Henry avait rendu service à ce dernier lors d’un problème de
     papiers ou une histoire quelconque. Le vieux Juif passait son temps à tenir à
     Mathieu de grands discours sur les valeurs de la vie et l’importance du respect
     des clientes et du travail bien fait. Mathieu faisait semblant d’écouter. Sa
     seule pensée était que l’aiguille de cette satanée horloge avance un peu plus
     rapidement pour qu’il puisse enfin se libérer. Il courait alors au café
     littéraire, là où il passait la plupart de ses soirées. Il avait découvert cet
     antre par hasard grâce à une singulière rencontre. En revenant de son travail,
     il avaitflâné en regardant les vitrines. Il s’était attardé
     devant celle d’une librairie. Un petit livre l’intriguait, un ouvrage de poésie
     intitulé La clé du cœur. Un homme s’était soudain approché derrière lui
     et lui avait murmuré :
    — Ce livre de poésie est un pur chef-d’œuvre. Tu devrais l’acheter.
    Surpris, Mathieu avait rétorqué :
    — J’ai pas le temps de lire…
    — C’est dommage, moi, j’ai pris le temps de l’écrire…
    Réalisant ce que cela voulait dire, Mathieu balbutia :
    — Vous êtes… vous êtes l’auteur ?
    — En chair et en os ! Tu aimes la poésie ?
    — Je sais pas, j’en ai jamais lu, je pense…
    — Oh ! péché immonde ! Oh ! terrible tragédie ! Sans poésie, il n’y a pas de
     monde. La poésie, mon ami, est l’âme de celui qui vit, c’est la vérité sans peur
     du tourment ; c’est la clé du cœur des gens.
    Devant l’air effaré de Mathieu, le poète s’esclaffa. En lui mettant légèrement
     une main sur l’épaule, il lui dit :
    — D’autres auteurs et moi, on se réunit à un café littéraire, je
     t’invite.
    Mathieu déglutit, étourdi par cette rencontre et par la spontanéité de
     l’écrivain.
    — Non, merci, je… je dois rentrer.
    — J’ai toujours un carnet sur moi, expliqua-t-il en sortant de sa poche une
     liasse de feuillets. Il en chercha une page vierge, y inscrivit l’adresse du
     café et la tendit à Mathieu.
    — Viens renaître, viens te repaître, viens mal être… Je t’y espérerai, je t’y
     attendrai, je t’y verrai.
    Avec un petit signe, le poète disparut. Après un moment d’hésitation, Mathieu
     entra dans la librairie.
    — Euh... Bonjour... Je voudrais acheter un livre dans la vitrine, s’il vous
     plaît, dit-il au vendeur.
    — Lequel ?
    — Un livre de poésie, La clé du cœur , que ça s’appelle.
    — Ah oui ! celui du poète Roland Dutrissac.
    — C’est ça, Roland Dutrissac, répéta Mathieu.
    — Bonne chance si vous y comprenez quelque chose ! dit le libraire en ôtant le
     recueil de son présentoir pour l’apporter à son comptoir.
    Mathieu le suivit, sortant son portefeuille. Il ne comprenait seulement pas
     pourquoi il l’achetait, alors...

    — Mademoiselle Yva Roux, c’est votre tour.
    C’était la première fois qu’on la nommait par son nom d’artiste. Nerveuse, les
     mains moites, Yvette eut toutes les peines du monde à se relever de la petite
     chaise droite sur laquelle elle attendait depuis presque trois heures qu’on
     l’appelle. Autour d’elle, il restait environ une dizaine d’autres participants.
     Ils la suivirent des yeux tandis que ses jambes tremblotantes la menaient vers
     la fameuse porte de métal qui depuis le matin s’ouvrait pour laisser passer les
     candidats un à un. Le Concours des jeunes talents attirait tellement de
     gens. Jamais Yvette n’aurait imaginé que tant de personnes désiraient, comme
     elle, faire une carrière dans le chant. Elle redressa les épaules. Elle savait
     que les autres soupesaient ses chances et pariaient sur sa réussite ou son
     échec… Elle avait fait exactement la même chose pendant toute cette interminable
     attente. Et maintenant que dans quelques minutes, elle allait s’exécuter devant
     un jury qui l’écouterait d’un air impassible, en gribouillant Dieu sait quoi au
     sujet de sa prestation, le courage lui manquait. Pourquoi se mettre dans une
     telle situation ? Pourquoi ne s’était-elle pas contentée de devenir