L'histoire secrète des dalaï-lamas
femmes, et bercé par le ronronnement sourd des prières et le craquement impertinent des flammèches qui sautillent au-dessus des cendres, Kelsang a soudain l’impression que les pensées qui se pressent dans son esprit sont minutieusement examinées. Cette sensation s’estompe au bout de quelques minutes, pour revenir plus forte encore... Le lama se concentre, plus longtemps qu’à l’accoutumée, et, alors qu’il entre en samadhi, en absorption méditative, il a l’impression de flotter dans l’espace, hors du temps présent...
Sans bouger, Kelsang Rinpoché ouvre les yeux, pose un regard inquiet sur les eaux du lac, où, entouré de six de ses compagnons, il vient d’achever une cérémonie d’offrandes au gardien des esprits.
Assis dans la position du lotus, le lama médite longtemps...
Ce qui se produit alors sur les rives du lac sacré le plus connu du Tibet tient à la fois du merveilleux et de la fantasmagorie. Tout juste entend-on le murmure obsédant de leurs invocations. En cet endroit, le climat est souvent imprévisible, et le brouillard peut masquer pendant plusieurs jours la somptuosité du paysage qu’il enveloppe. Or, au petit matin du quinzième jour, le lama médite toujours.
Tout à coup, le vent se lève, et les eaux, jusqu’alors parcourues d’un friselis monotone, se mettent à frémir. Des vagues de plus en plus fortes battent la berge où se tient Kelsang. La brume matinale s’évapore et les nuages se retirent comme par enchantement de l’horizon. La lumière se fait de plus en plus intense. Le soleil darde des milliers de rayons dorés sur le lac, que les vagues renvoient dans l’espace sous la forme d’une multitude de flèches.
Les eaux deviennent saphir, le ciel bleu azur et, très loin dans l’infini de l’horizon s’incrustent de petits nuages comme autant de cristaux.
Le lama joint les deux mains au-dessus de la surface de l’eau, qui réfléchit leurs visages comme un miroir, images estompées surgissant des profondeurs de la terre. Au même moment, une vaste clameur jaillit du ciel. Les lamas qui l’accompagnent ont quelques instants plus tôt brûlé sur la rive des branches de cyprès et de bois de santal en offrande aux déités.
Le vent souffle plus fort, fouette son corps, son visage dirigé vers les lointains sommets. On peut y lire une énorme tension.
Kelsang Rinpoché médite encore...
Le vent tourbillonne au-dessus du lac, de très gros nuages blancs s’amoncellent. Le lama est tout à coup soulevé, comme un navire désemparé, par des vagues hurlantes. Il pointe ses mains vers le ciel. Les nuages se fondent dans une montagne enneigée et une vague déferlante découvre un village dévasté par la famine. Il distingue des collines étrangement surpeuplées.
Kelsang fait appel à toute sa concentration, quand, soudain, lui apparaissent la lettre AH : elle est la lettre suprême ; elle sert dans la méditation, dans la pratique des yogas, dont celui de la respiration ; avant que toute chose ait existé, il y a eu la lettre AH ; elle est aussi l’annonce d’une réincarnation.
Le lama médite toujours...
Cette fois, se forment les lettres KA et MA. Parallèlement, les eaux du lac se métamorphosent pour lui offrir en forme d’arc chaque couleur du prisme, violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé et rouge. De nombreuses scènes lui apparaissent encore dans les eaux aussi claires que le ciel : une foule bariolée dans un village ; et le visage d’un bébé dans le liquide amniotique de sa mère sur le point d’accoucher.
Le lac bouillonne. Les eaux prennent la blancheur du lait.
Combien de temps Kelsang Rinpoché est-il resté ainsi ? Il n’aurait pu le dire. Il a très froid. Les mantras roulent comme autant d’incantations. Il sort lentement de sa méditation. Son visage dégage une joie lumineuse.
Les nuages ont tous disparu. Le ciel est redevenu bleu, et le lac aux eaux turquoise a repris son friselis monotone.
Le calme revenu, Kelsang s’assoit près du feu. Il se met à écrire sur un parchemin tiré d’une écorce douce et dense à la fois. Le lama trempe régulièrement sa plume de bambou dans de l’encre noire et ses doigts courent sur le papier avec des crissements légers.
Quand il a fini, il scelle le document à l’aide d’une laque noire, que les Tibétains appellent laija [*] , sur laquelle Kelsang Rinpoché appose le sceau de son monastère.
De retour à Lhassa, les visions du lama de Séra sont
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