L’Inconnue de Birobidjan
ajouté : « Ces singes ont les yeux qui leur sortent de la tête devant votre nièce. Jâespère quâelle sait ce quâelle fait. Il nây a peut-être pas de femmes dans le camp⦠mais des cochons dâourki, ça, il y en a ! »
Nous avons attendu le retour de Marina Andreïeva pendant près de trois heures. Au premier coup dâÅil, jâai deviné quâelle était redevenue la femme dure et violente que jâavais découverte à sa libération, à Khabarovsk. Quatre ourki lâaccompagnaient. Tête rasée, bras couverts de tatouages. Lâun dâeux était torse nu, la poitrine décorée dâune énorme tête de Lénine à lâencre rouge. Jâavais entendu dire que beaucoup dâourki se faisaient tatouer ainsi, persuadés que personne nâoserait frapper le visage sacré du Père du Peuple. Ils se sont installés sur le quai pour surveiller notre bateau. Ils lançaient les commentaires quâon imagine à lâattention de Marina Andreïeva.
Elle nous a informés que le camp était dans un chaos innommable et que les truands y régnaient enmaîtres. Lâhôpital était très en retrait du port. Le chef de camp avait promis de faire transporter le médecin jusquâau bateau. Marina Andreïeva ne savait pas sâil tiendrait parole, ni combien de temps il nous faudrait attendre. « Michael ne peut plus se déplacer seul. Ils le portent sur une chaise. » Oblitine lui a demandé comment elle pouvait être certaine quâil sâagissait dâApron : « Des squelettes brisés, il y en a plein le Goulag. » Elle sâest contentée de lui adresser un regard à faire peur. Oblitine nâa pas insisté.
Jâai proposé quâon se tienne prêts. Lâidée était de prendre les gardes par surprise : personne ne sâattendait à ce quâon enlève Apron. Il fallait quitter le port dès quâil serait à bord. Si besoin, on tirerait sur les gardes et les ourki. Lâidée était sommaire, mais défendable. Oblitine avait eu le temps de sâassurer que le port ne disposait pas de vedette rapide capable de nous prendre en chasse (ensuite, personne ne penserait quâon se dirigerait vers le Japon). Les gardes nâétaient armés que de matraques et les deux miradors à lâentrée du port étaient vides. Cette négligence nâavait rien dâétonnant. Lâisolement absolu de Grossevitchi anéantissait toute idée dâévasion pour les zeks. Quant aux ourki, ils avaient depuis longtemps compris quâils vivaient plus confortablement à lâintérieur du camp quâà lâextérieur.
Marina Andreïeva a approuvé mon plan. Oblitine a haussé les épaules, ne voyant rien de mieux à proposer. Il a relancé doucement le moteur et a discuté avec son fils pour quâils se positionnent de façon à ne pas se gêner lâun lâautre avec les armes (les fusils avaient été dissimulés sur le pont avant dâentrer dans le port ; le revolver était à portée de ma main sous la couchette). Ils ont discrètement relâché les nÅuds des amarres pour quâelles glissent à la traction.
Oblitine a encore demandé à Marina Andreïeva ce quâelle ferait si le médecin attendu nâétait pasApron. Ou si les gardes ou les ourki lui interdisaient de lâapprocher. Elle a répondu : « Je les tuerai tous. » Ni Oblitine ni moi nâavons fait de commentaires tant il était évident quâelle le pensait.
Â
Il était presque midi quand on a entendu du bruit sur le quai. Le spectacle était tellement absurde quâil nous a fallu un instant pour comprendre. Une douzaine dâourki portaient sur une chaise une forme difficilement identifiable. Ils chantaient et dansaient, frappaient dans leurs mains et formaient une procession comme on en voit aux fêtes religieuses. Leurs vêtements rapiécés étaient ouverts sur leurs bustes tatoués. En tête venait un grand type au visage gras, lisse et rose, alors que tous les autres portaient des barbes échevelées. Les gardes avaient disparu.
De ma couchette, ma vision était trop restreinte pour que je les suive pendant quâils approchaient.
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